[TW suicide ]Après la tempête

Je sais bien à quel point c'est stupide mais j'avais l'impression que ce texte avait sa place ici. Demain ça fera une semaine que j'ai perdu mon ami. Attention, TW suicide, mais j'avais besoin de souffler quelque part, et ABB à toujours été mon refuge, alors presque inconsciemment je suis revenue hanté le forum. Voila.

Être demain m’angoisse.
Je sais comment je vais penser. Je me dirais : là tu étais en vie, là tu as pris une corde, là tu suffoquais, là on t’a trouvé, là on nous a téléphoné.
Je vais essayer de comprendre encore une fois. Pleurer, si je m’y autorise. Reconstruire tes idées pour essayer de comprendre, d’accepter, et de me reconstruire moi.
Après la tempête.
Depuis 6 jours c’est ce que je répète.
C’est un écho rassurant.
Le 4e tome de La Guerre des clans, Avant la tempête, à toujours été mon préféré. Mais je comprends aujourd’hui ce titre. On ne sait jamais qu’on est « avant la tempête », ou du moins, on est soit avant la tempête, soit après.
Là je suis dans la tempête, dans un temps qui n’existe pas. Je suis suspendue. Je dois me rappeler. Me rappeler de respirer, et surtout ne rien oublier, jamais plu.

J’inspire.
Tu commandais du jus d’orange avec de la bouffe chinoise, et tu trouvais ça bon, moi je trouvais ça limite blasphématoire.

J’expire.
Tu collectionnais les t-shirt LGBT des années 80.
J’inspire.
Et j’envoies le même message. Gwendal, Nawfel, Nina, Jean, Alek. « Comment tu vas aujourd’hui ? »
A une lettre près de « Comment tu vis aujourd’hui ? »
Parce que on n’a pas encore trouvé la réponse. On l’avait avant, où du moins on n’y réfléchissait pas. Toi tu y réfléchissais, et tu n’avais pas la réponse, alors tu t’es pendu. Maintenant c’est nous qui cherchons des réponses.
Je t’en veux un peu, même si je ne le dirais jamais à voix haute.
Tu as fait de toi notre fantôme, notre cause et notre martyr. Notre poids. On ne pourra plus être innocent à présent. On ne pourra plus se faire un resto sans sentir ton absence, ta douleur, tes secrets. On ne fera plus une manif sans hurler ton nom, sans brandir ta photo. Avant, pendant les manifs, la rue était à nous, à nos convictions et à nos espoirs. Maintenant elle est à ton fantôme, à nos peines et à notre haine. On t’a aimé, bordel, combien tu es aimé et tu ne le savais pas. Ça ruisselle sur insta, facebook, twitter. Tous nos amis, mutiques puis dithyrambiques, puis mutiques à nouveau, parce qu’on ne sait pas gérer la mort, à 20 ans. Des mots, des photos, des roses. Les inconnus te surnomment « le lanceur d’alerte ». Nous on se téléphone et on parle de cuiseur de riz et de manif sauvage parce qu’on a peur de perdre celui qu’on connait. Ta personnalité est plus brouillée par la fumée de la presse et des bougies que par celle des lacrymos. Tu aurais détesté.

On se promets tous.tes de se battre pour ta justice. Comme on a promis à genoux à Assa, sauf que là c’est face au miroir qu’il faut qu’on s’agenouille. On avait compris la douleur de perdre un proche, victime d’un système pourri, mais on ne l’avait pas senti, pas comme des proches. Tu nous as obligé à sentir ça, à sentir combien tu étais déchiré à l’intérieur. Avant on se battait aux côtés des proches de victime, maintenant il va falloir qu’on soit à la hauteur, qu’on raconte ton histoire pendant des décennies, qu’on lève des milliers de gens. Cette fois c’est eux qui se battront à nos côtés. C’est une putain de pression qu’on ne peut pas esquiver. On est trop conscient de ce contre quoi on se bat, qu’on va se perdre en chemin et en baver. Mais ta mort c’est notre devoir. On ne va pas se mentir, on est des vieux militants, 10 ans d’expérience sur le dos, c’est le seul prisme à travers lequel on voit la vie. Alors on sait bien, mais encore on ne le dira pas, que tu étais certainement conscient de la force politique de ton geste. Tu nous as tendu une perche. Ton suicide c’est aussi nous dire « maintenant j’ai confiance en vous pour me rendre justice, changer les choses et faire que ce ne soit pas vain ». On n’a pas la possibilité de s’en soustraire, parce qu’on a été fait pour ça. On s’est construit politiquement pour se battre pour les autres, et quand les autres vous ont porté, ne serait-ce que le temps de quelques manifs ou quelques soirées, alors on ne peut plus se soustraire, plus jamais.
Je t’en veux un peu là de suite, c’est égoïste alors je ne le dirai pas à voix haute, mais c’est parce que c’est encore à vif, parce que je dissèque encore les conséquences inéluctables qui me sont apparus.
Ça passera après la tempête, et après ça viendra la rage, parce que ce suicide c’est ton meurtre, qu’importe qui à fait le geste final, on sait tous qui a semé cette idée en toi. Et un meurtre ça réclame une faide, que l’on est ta famille, à défaut d’en avoir une bonne de sang, on est ta famille de la rue, ta famille des lacrymo et des drapeaux. On fera cette faide.
On fera une autre tempête, dont les responsables de ta mort seront les victimes.
Après notre tempête.

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