Petite Erreur de Frontière [PV Nuage de Cristal] [FINI]

Les bruits incessants qui peuplaient le camp de la Rivière n'étaient désormais plus qu'un lointain souvenir tandis que je courrais joyeusement, droit devant moi, voyant le paysage du Clan de la Rivière défiler de tous les côtés. Après une rapide patrouille le matin même, j'avais passé le reste de la journée à m'ennuyer. Je n'avais plus rien eu à faire et, à part un rapide repas le midi, mon occupation principale avait surtout été de déambuler dans le camp de droite à gauche, de gauche à droite, pendant des heures. Je n'avais pas eu d’entraînement et je me voyais mal aller en réclamer un, au risque de me prendre une remarque énervante d'un chat de mauvaise humeur, m'envoyant voir les anciens, histoire d'enlever leur quantité indénombrable de tiques. Tout sauf ça ! Et comme, contrairement à certains apprentis qui affirmaient l'être, je n'étais pas parfaite, j'avais fini par m'enfuir du camp pour me balader un peu, histoire de passer le temps. Oui, j'ai des défauts : j'ai un caractère assez mauvais me poussant à rejeter les tentatives de discussion des autres. Et, si je suis la plupart du temps obéissante -je ne suis peut-être pas le chat le plus agréable du monde, mais cela ne m'empêche pas d'être un minimum loyale à mon clan- il m'arrive parfois de ne pas respecter à la lettre les instructions. Or, là, le fait de rester roupiller dans le camp de m'enchantait guère, d'où ma fuite à travers les broussailles en cette fin d'après-midi pour avoir, ne serait-ce que pendant une poignée de minutes, un peu de liberté.

Pour justifier au mieux mon absence, j'avais l'intention de revenir au camp avec quelques poissons accompagnés d'un « Je pensais que je devais aider alors j'étais partie pêcher. » Mais la sensation de liberté loin des recommandations incessantes des guerriers prit bientôt possession de mon corps, et je décidai de profiter un peu de tout cela, de toute cette liberté assez rare quand on est apprenti, et de pêcher plus tard dans la soirée. Je marchais d'un pas vif et atteignis finalement la Clef des Champs. Cet endroit, pour une raison sans doute stupide, est interdit d'accès à la plupart des apprentis, mais sur le coup, j'avais oublié la raison. Je mis doucement les pattes dans le champ et, ne voyant pas le moindre danger, avançai tranquillement. Je continuai tout droit, pendant de longues minutes, en rêvassant de diverses choses. Le champ me paraissait infini, chose qui au début m'intriguait seulement mais qui finit par me faire poser des questions. Le m'arrêtai et, lentement, humait l'air, sentant autour de moi une odeur différente à celle dont j'étais habituée. Je frissonnai et, d'un coup, en l'espace d'une seconde, passai du bonheur à la terreur totale.

« Ne pénétrez jamais ici vous risquez de basculer sur le territoire du Vent. » La raison de l'interdiction d'aller à la Clef des Champs me revins soudainement. J'aurais du m'en rappeler plus tôt! Car là était le problème : sans y prendre garde, j'avais fini par pénétrer sur un territoire ennemi. Je suis vraiment la reine des idiotes, je sais me battre contre quelqu'un de mon âge, mais contre une patrouille entière, je peux rêver ! Je reniflai plusieurs fois autour de moi pour savoir la direction de mon camp et, une fois identifiée, me dirigeai lentement vers celle-ci. Si je me faisais prendre, j'allais devoir rester au camp pour des jours et des jours et ça, pas question. Plutôt mourir ! Je priai intérieurement de ne croiser personne avant d'avoir remis les pattes chez moi. Mais, quelques mètres avant d'avoir atteint mon but, un bruit se fit entendre derrière moi. Je me retournai d'un bond, désespérée, m'attendant à voir apparaître une patrouille complète du Vent prête à me régler mon compte.

La voix qui m'interrogea sur mon identité me surprit plus qu'elle ne m'apeura.  L'individu qui se trouvait en face de moi -du moins, je le supposai, ma cachette m'empêchai de le voir- avait parlé d'une voix forte. Mais, malgré ses probables efforts, elle -j'avais identifié le miaulement d'une femelle- n'était pas parvenue à en dissimuler le tremblement. En tout cas, ce n'était probablement pas un guerrier. Sans doute quelqu'un de jeune ? Ou alors c'est un piège ? Non ! Qui serait assez tordu pour ça ? Ce sont des ennemis, mais quand même.... Je pensai un instant à m'enfuir ventre à terre, mais l'idée était si stupide que je la repoussai bien vite. Attaquer ? Pas sûr que le Clan adverse soit heureux que je blesse un des leurs alors que ce n'était pas lui, mais moi, qui était en tort... Ma chef n'avait sans doute pas que ça à faire que de régler ce genre de problèmes. Je poussai un petit soupir et optai pour une troisième option : sortir de ma cachette et expliquer le plus agréablement possible que je n'avais pas vu la frontière -parfaitement plausible puisque c'était exact- et que je faisais demi-tour de suite, en espérant que l'autre me laisse partir sans alerter tout son Clan que j'avais mis les pattes dans leur champ.

Résignée, je sortis. Je retins une exclamation de soulagement quand je vis que je ne m'étais pas trompée : la femelle en face de moi était visiblement seule. Et ce n'était apparemment pas une guerrière ; sa taille le montrait. Elle devait à peu près avoir mon âge, soit huit lunes, et possédait un long pelage rayé par endroits, roux et blanc. Elle me fixait de ses yeux aux tons verts, sans paraître très rassurée, ce qui acheva de me faire conclure qu'elle était bel et bien seule. Je l'observai quelques instants puis décidai de prendre les choses en main avec qu'elle ne file prévenir une patrouille proche, ce qui me mettrait dans les ennuis jusqu'au cou. Je tentai de prendre la voix la plus sympathique possible -elle ne m'avait rien fait, après tout- bien que ce fut loin d'être ma spécialité, encore moins face à un membre du Clan du Vent. « Heu... Bonjour. Excuse-moi d'être venue jusqu'ici, je me suis trompée. Au fait, je n'ai pas fait attention à la frontière, et comme notre territoire est adjacent au votre, j'ai pénétré ici sans m'en rendre compte... Je ne vais rien te faire, mais il faudrait juste que je retourne chez moi avant d'avoir des ennuis, tu comprends ? » J'agitai les oreilles en signe d'impatience, priant je ne sais quelle entité -j'étais trop en querelle avec le Clan des Étoiles pour les prier, eux- que l'apprentie me laisse partir.

Plus l'autre s'approchait, plus elle fronçait le nez, bien qu'elle semblait vouloir se retenir. Chose qui ne fonctionnait visiblement pas très bien. Les chats des autres clans trouvent toujours que nous empestons le poisson. Je ne sais pas comment ils peuvent trouver que le poisson empeste, mais bon. En tout cas, c'est réciproque : l'odeur qui émanait de mon 'adversaire' n'était pas agréable pour mon nez. Heureusement que je ne dois pas vivre en permanence dans le Clan du Vent... Après avoir enfin réussi à calmer son dégoût, elle finit par se poster face à moi, et exigea de savoir mon nom. Je me mis à la fixer avec étonnement. Non mais franchement, qu'est-ce que ça peut bien te faire, de savoir mon nom ? C'est pas ça qui va te changer ta vie ! Laisse-moi repartir, au lieu de m'embêter avec je ne sais quelles idioties ! Je gardai mes pensées pour moi et répondis en tentant de paraître plus sympathique : « Et pourquoi te le dirais-je ? Quelle en est l'utilité ? Je ne sais pas le tien et je ne te l'ai pas demandé, alors pourquoi prendrais-je la peine de te répondre ? »

Au niveau de la sympathie, ce n'était pas encore tout à fait ça. J'étais bien plus douée pour répondre aux insultes que pour m'adresser agréablement à un apprenti adverse. Je faillis me taper sur la tête avec ma patte, ma queue, ou je ne sais quel autre membre en me rendant compte de ma bêtise. J'aurais dû faire un effort, je le savais. Ce n'est pas en répondant méchamment que mes ennuis allaient s'arranger. Au contraire. Je soupirai et décidai de lui répondre, histoire qu'elle me laisse tranquille et n'aille pas prévenir tout son clan. « Bon, excuse-moi » C'est fou comme le ton de ma phrase ne donnait pas du tout l'impression que je m'excusai. Si quelqu'un était passé par là à ce moment même, il aurait plutôt pensé que je disais à l'apprentie qu'elle était stupide. Je repris sur le même ton, ayant abandonné toute tentative de gentillesse. « La sympathie, ce n'est pas vraiment mon truc, même avec ceux de mon clan, alors ne parlons pas des adversaires... Mais tu as dû le remarquer si tu n'es pas complètement idiote. Je m'appelle Nuage de Lune, je suis une apprentie du Clan de la Rivière et -pour répondre à la question qui risque de suivre- je ne te citerais pas le nom de mes parents parce que, de toute façon, ils sont morts. Ma sœur aussi. Voilà ce qui t'évitera de te sentir gênée pour m'avoir posé des questions sur ma famille. Je n'ai plus rien à ajouter, donc je peux filer, maintenant ? Escorte-moi si ça te chante, mais sache que je n'ai pas du tout l'intention de passer le reste de ma vie chez les chats du Clan du Vent. » Sans attendre qu'elle n'ajoute quoi que ce soit, je tournai le dos et commençai -lentement pour qu'elle ne me cours pas après en hurlant à tue-tête qu'il y avait un ennemi-  à repartir vers la frontière.

J'agitai les oreilles en entendant ce que me disais l'autre apprentie - dont je ne savais toujours pas le nom, d'ailleurs. Son ton s'était modifié, passant de la voix sympathique et amicale à un air plus dur, donnant presque des ordres. Je ne le relevai cependant pas : c'était de ma faute, je le savais bien, tout comme j'avais su que j'allais lui enlever toute sa bonne humeur au moment même ou je lui adresserais la parole. Elle ne m'avait rien fait -du moins pas encore- et avait été plutôt sympathique face à un chat qui s'était tout de même introduit sur son territoire. Je n'allai pas jusqu'à m'en vouloir -il aurait fallu que je sois bien malade pour que ce soit le cas-, mais décidai de me calmer un peu jusqu'à que je sois de retour chez moi ; ce n'était pas la peine que je mette de mauvaise humeur la région toute entière. Je ne comptais pas devenir amie avec un chat d'un autre clan -j'avais déjà du mal avec ceux du mien- mais un peu de sympathie n'allais pas me faire de mal. Me souvenant de son allusion à la patrouille, je lançai, d'un ton un peu plus calme :

« Aussi étonnant que cela puisse paraître, je préfère que ce soit une apprentie. Il vaut mieux éviter la patrouille, pour moi comme pour toi, d'ailleurs. Enfin, tu vas me dire que je n'en sais rien, mais je doute que les membres de ton clan soient heureux et te félicitent en te voyant discuter tranquillement avec une apprentie ennemie. Surtout si cette apprentie s'est introduite sur ton territoire. Donc, on ferait mieux de filer, et discrètement. »

Me doutant que, de toute manière, elle n'allait pas nier mes paroles et courir chercher la patrouille qui approchait, je recommençai à marcher. Je prenais garde à ne pas courir, et posais les pattes aussi discrètement que possible, tentant de dissimuler le bruit de mes pas. Si qui que ce soit me repérait, j'allais me faire renvoyer chez moi escortée d'une patrouille ennemie et devoir nettoyer les litières des anciens pendant au moins une lune ! Plutôt mourir.... Heureusement, j'étais assez légère et mes pas étaient quasiment silencieux. Je n'entendais pas les pas de l'autre à côté de moi, et supposai qu'elle prenait, elle aussi, garde à ne pas se faire entendre.

La hauteur des tiges de blé ne me simplifiaient pas la tâche, et je ne connaissais pas l'endroit, si bien que je ne sus bientôt plus par où aller. J'avais d'abord supposé qu'il me suffisait de faire demi-tour et marcher en ligne droite jusqu'à ce que je retrouve la frontière, mais celle-ci semblait rechigner à apparaître. J'ai dû m'écarter à un moment, ce n'est pas possible ! Je devrais déjà y être ! Mais tout ce que je voyais n'était que du jaune à perte de vue, impossible de savoir par où aller. Je finis par m'asseoir en me disant que l'autre avait bien fait de vouloir me surveiller, j'aurais eu bien des problèmes sinon.

« Bon, comme tu l'as probablement remarqué, je ne connais pas trop ton territoire, et pour tout avouer, je suis un peu perdue. J'ai dû m'écarter de mon chemin. Tu dois mieux savoir que moi par où aller, non ? On doit s'être un peu éloigné de la patrouille, mais il faut mieux sortir d'ici avant la nuit... Oh, et tant qu'on y est, puisque je me suis donnée la peine de te dire mon nom, je peux savoir le tien, histoire d'au moins connaître le prénom de celle qui surveille que je n'envahisse pas le territoire du Vent ? »

Nuage de Cristal rétorqua qu'elle connaissait parfaitement son territoire. Je l'observais de la tête jusqu'au bout de la queue pour tenter de deviner si elle le connaissait réellement ou si elle tentait simplement de gagner du temps car elle ne savait plus du tout où elle était. Elle semblait cependant être sincère et sûre d'elle donc, à moins d'être une excellente menteuse, elle me disait probablement la vérité. Malgré tout, je digérai mal le ''nous avons encore du temps'' puisque, temps ou pas, je n'avais aucune envie de passer des heures en territoire ennemi sous prétexte que la nuit n'était pas prête d'arriver. D'accord, je n'étais pas l'apprentie parfaite -loin de là- mais ce n'étais pas non plus mon genre de passer mon temps chez nos adversaire pour montrer que j'avais du cran. Je poussai un léger soupir et lançai :

« Heureuse de le savoir, il faut mieux que tu le connaisses bien, d'ailleurs. Mais bon, même si on a largement le temps comme tu as l'air de le penser, sortons le plus vite possible. S'il te plaît. Parce que, comme la plupart des apprentis et des guerriers de clan en général, temps ou pas, je n'aime pas rester sur un territoire ennemi sauf en cas de bonne raison, ce que je n'ai pas. »

J'avais insisté sur le ''s'il te plaît'' en prononçant bien distinctement chacun des trois mots, avant qu'elle ne commence à me dire que je lui donnais des ordres. Puis je levai la tête à m'en tordre le cou -les épis de blé m'empêchaient de distinguer à plus d'un mètre devant moi- pour tenter de voir le soleil, histoire de savoir si on avait réellement le temps. Ce dernier avait déjà bien progressé depuis que j'avais quitté mon camp et, si la nuit n'arriverait que dans deux ou trois heures, je préférais ne pas traîner, confirmant ce que je venais de dire.  Je me relevai rapidement et attendis qu'elle fasse de même, espérant qu'elle ne trouve pas je ne sais quelle excuse tordue pour ralentir encore plus et finir par m'amener dans les pattes d'une patrouille. Je l'apprêtai à l’interpeller pour lui demander de se dépêcher quand j'entendis un bruit derrière moi, semblable à un bruit que ferait un être se déplaçant dans le champ en écartant les épis.

« Je ne suis agréable avec personne, Clan du Vent ou Clan de la Rivière. Et personne ne me supporte. Je ne parle jamais sauf si c'est nécessaire comme quand je me retrouve par erreur chez des chats d'un Clan adverse. Donc tu n'as rien fait de plus que ceux de mon Clan avec qui je parle de la même façon si ce n'est, justement, que tu m'as adressé la parole. Je prends la peine de te répondre pour t'éviter de t'en vouloir pendant des jours. »

La question peu sympathique qu'elle m'avait posée avait mis du temps à venir jusqu'à moi, et je répondis une ou deux minutes plus tard. Le bruit dans les épis m'avait perturbé mais le temps de répondre, j'avais cessé de scruter l'endroit. Nuage de Cristal, cependant, avait commencé à s'y intéresser. Je ne m'étais pas gênée pour prendre le temps de répondre car j'avais tout de suite supposé que c'était une patrouille ennemie et que, de toute manière, elle allait nous attraper. Mais en voyant le pelage de l'apprentie adverse se hérisser, je commençai à me poser des questions. D'accord, elle allait se faire réprimander, mais cette histoire serait oubliée d'ici deux ou trois jours, pas de quoi être apeurée comme elle l'était... Son visage commença à se décomposer au moment ou je m'aperçus que l'odeur qui s'approchait m'était inconnue. Totalement inconnue. Ce n'était pas le Clan du Vent. En une poignée de secondes, je passai de l'étonnement à la terreur.

Les étrangers qui s'approchaient faisaient un bruit pas possible, bien loin des doux pas feutrés et silencieux des chats. Leur odeur de me disait rien, et j'avais déjà aperçu des blaireaux et des renards, je les aurais reconnus. C'était donc un autre animal, une autre bête peut-être encore plus redoutable ? Plus redoutable qu'un blaireau ? Ce n'est pas possible, je deviens folle ! J'entendis vaguement Nuage de Cristal me chuchoter de venir. Elle aurait pu se tenir à cent mètres de moi tellement sa voix semblait lointaine ; j'étais bien trop concentrée sur ce qui arrivait pour l'écouter avec attention, et je mis bien du temps à comprendre ce qu'elle me disait. Le temps que je me retourne pour lui dire qu'il fallait en effet que l'on se sauve, un effroyable cri se fit entendre. On est repérées !

Je finis par sortir de ma torpeur et me mis à courir dans la direction opposée à toute vitesse. J'ignorais où était Nuage de Cristal -j'étais pourtant persuadée de l'avoir suivie- et décidai de la chercher plus tard ; je devais sauver ma peau. Des bruits de course se faisaient entendre derrière moi, bien trop bruyants pour être ceux d'un chat. Je courus en ligne droite pendant une ou deux minutes sans voir devant moi -les épis m'empêchaient de me repérer- jusqu'à ce que le paysage soit enfin visible pour mes yeux et qu'un arbre se présente devant moi. Comme la plupart des chats de mon Clan, la nage me réussit bien mieux que l'escalade des arbres, et j'eus l'impression que je n'atteindrais jamais la branche au-dessus de moi, qui ne semblait pourtant qu'à quelques centimètres. Après avoir réussi tant bien que mal à me percher dessus, je me rendis compte que j'avais quitté le champ, ce qui expliquait la présence de cet arbre. D'où j'étais, je voyais les limites du champ, mais je n'étais pas assez haute pour l'apercevoir en entier ou voir le monstre qui n'allait pas tarder à sortir du champ à ma poursuite. Tout-à-coup, une pensée m'envahie. Et l'autre qui traînait avec moi, où est-elle partie ?

Perchée sur ma branche, je fixais, terrifiée, la frontière séparant le champ de blé -celui où j'avais malencontreusement atterri environ une heure plus tôt- de la prairie et de son arbre où je me trouvais actuellement. J'étais paralysée par la frayeur et, pendant un long moment, mes membres refusèrent de bouger. Il me fallut plusieurs minutes pour me remettre des mes émotions, réussir à calmer les rapides battements de mon cœur et parvenir à bouger les pattes. J'eus besoin d'encore plus de temps pour ne plus me sentir trembler de tout le corps. Le monstre n'était toujours pas sorti du champ et, pour tout avouer, ça commençait à me déranger. Je ne savais pas du tout ce que c'était que cet animal, je ne l'avais aperçu que brièvement pendant ma course effrénée -je n'avais bien entendu pas pris le temps de me retourner pour apercevoir l'horreur vivante qui me poursuivait- et j'aurais préféré qu'il sorte tout de suite, au lieu de me faire attendre pendant ce qui semblait être des heures qu'il vienne. Et si cet animal sait grimper aux arbres, comment je vais faire ? Au bout d'un moment, ne le voyant pas arriver, je finis par conclure qu'il s'était éloigné dans une autre direction, ne trouvant plus ma trace ; bien qu'il devait être complètement stupide pour ne plus me sentir, avec l'odeur de peur qui avait du émaner de moi pendant un bon moment. Je descendis -non sans difficultés- de 'mon' arbre et reniflai autour de moi. Aucune trace de ce fameux monstre, il était apparemment bel et bien reparti. Espérant qu'il se soit suffisamment éloigné pour que je le recroise pas pour la deuxième fois de la journée, je pénétrai dans le champ, décidant de chercher l'autre apprentie qui était avec moi avant l'incident.

En temps normal, je me serais contenter de penser que Nuage de Cristal n'avait qu'à se débrouiller toute seule, qu'elle connaissait bien mieux l'endroit que moi et que, de toute manière, elle s'en était sans doute très bien sortie, mais sur le coup ce ne fut pas le cas. D'accord, notre rencontre n'avait pas super bien démarré -ce qui était un peu de ma faute, comme à chaque fois que je rencontre un chat- mais de là à la laisser en plan... Si encore ç'avait été de sa faute, pourquoi pas ; mais là, c'était plutôt à cause de moi que tout ça était arrivé, à cause de mes bêtises qui m'avaient conduite -bien qu'involontairement- à pénétrer sur le territoire ennemi. Si j'avais fait plus attention, je serais tranquillement en train de me balader le long des ruisseaux de mon territoire et non pas en train de chercher une apprentie ennemie qui s'est, tout comme moi, faite pourchassée par une sorte de bête géante... Et en plus, que je vais revenir au camp, je vais me faire gronder comme pas possible et priver de toutes les choses possibles et imaginables ! Je soupirai, énervée par les événements de la journée, et par le fait que je n'étais toujours par capable de me repérer dans ce fichu champ de blé. J'avançai dans je ne sais quelle direction, tentant de repérer l'odeur d'un chat du Clan du Vent qui serait, avec un peu de chance, le chat que je cherchais. Après quelque temps de recherche, je sentis des bruits de pas non loin de moi, accompagnés d'une odeur qui, après réflexion, me parut bien être celle du Clan à qui appartenait cet horrible lieu. M'avançant le plus discrètement possible -ainsi, si ce n'était pas elle, je pourrais repartir en courant sans que l'autre aie le temps de m'identifier- et chuchotai :

« Nuage de Cristal, c'est toi ? »

L'apprentie rousse et blanche releva la tête en m'entendant prononcer son nom puis, visiblement rassurée, se dirigea vers moi et me demanda si j'allais bien. Je faillis lui dire que, après m'être aventurée sur un territoire ennemi, manquer de me faire avoir par une patrouille et penser me faire tuer par une bête géante mystérieuse, je ne risquais pas d'aller bien. Mais sa question devait surtout parler des éventuelles blessures que j'aurais pu avoir suite à cette course poursuite, et sortir les malheurs qui m'étaient tombés dessus ces dernières heures n'allais sûrement pas la satisfaire. Tentant de prendre l'air le plus sympathique possible et de ne pas répondre trop sèchement, je déclarai que je n'avais rien de cassé et que, vu la façon dont elle se déplaçait et l'absence de sang autour d'elle, elle n'avait rien eu non plus. Je repensais alors à l'étrange bête, à la chose sans nom qui nous avait coursées pendant plusieurs minutes. Je ne l'avais perçue que vaguement, mais suffisamment pour savoir qu'elle était immense, bien plus grande que le chat le plus grand du Clan, qu'elle faisait un bruit pas possible et ne tentait absolument pas d'être discrète et que, pour couronner le tout, elle avait disparue d'un coup, soudainement, abandonnant sa course sans raison apparente. Toujours aux aguets au cas où ce monstre reviendrait, je me tournai vers Nuage de Cristal et demandai, espérant qu'elle puisse un peu m'éclairer :

« C'était quoi, ce truc ? C'était énorme ! Et en plus, pourquoi a-t-il disparu d'un seul coup, sans aucune raison ? Il avait l'avantage sur nous ! »

Je n'étais toujours pas rassurée et avais l'impression que la chose pourrait ressurgir aussi vite qu'elle était venue et, cette fois-ci, qu'elle ne me louperait pas et m'achèverait pour de bon. D'ailleurs, si ce monstre m'avait tué, où serais-je allée ? Je suis en guerre contre mes ancêtres depuis plusieurs mois, je n'aurais sans doute pas rejoint le Clan des Étoiles... Qu'est-ce que je serais devenue, j'aurais erré dans le noir sans fin ? Je ne fis cependant pas part de mes craintes à l'apprentie adverse -pourquoi l'aurais-je fait, je ne savais rien d'elle ?- et attendis qu'elle me réponde, tout en regardant le soleil qui baissait peu à peu à l'horizon, me disant qu'il allait falloir que je me dépêche si je voulais rentrer avant la nuit. S'il ne nous arrivait pas, à moi et à ma compagne de route, d'autres problèmes...

Elle me répondit d'une voix assez sèche qui aurait vexé la plupart des apprentis. J'étais cependant loin de me vexer pour rien -je fais plutôt parti de ceux qui vexent les autres, et non l'inverse- et sa remarque ne me fit que lever les yeux au ciel avec un petit soupir. Au bout de quelques minutes, je n'avais plus rien de la femelle terrorisée après sa course-poursuite pour éviter de se faire dévorer. Je sentis cependant l'énervement me gagner, et mes sauts d'humeurs commencer à se montrer. Nuage de Cristal, elle, n'attendit pas de réponse et repartit dans une direction inconnue, probablement la frontière. Je lui emboîtai le pas, commençant à grimacer après des kilomètres de marche -et de course- pendant ce qui me paraissait être des heures. J'avais l'impression d'avoir les pattes en bouillie et qu'elles allaient se disloquer avant que je n'arrive jusqu'à mon camp. Refusant de laisser mon honneur, je ne laissai rien paraître et, tout en la suivant, rétorquai :

« Super, merci pour l'info. Et non, je n'ai jamais vu de chien. Nous n'avons pas de monstre de ce genre qui traîne chez nous, ce n'est pas que ce soit tranquille, mais quand même. Et, si tu veux prévenir ton Clan, n'hésite pas, laisse-moi. De toute façon, ce n'est pas avec moi que ton Clan risque grand chose, ton excuse de m'accompagner, elle ne tient pas. Et puis, qu'est-ce que tu peux bien en avoir à faire, d'une apprentie ennemie ? Qu'est-ce que tu peux bien en avoir faire d'un chat que même ce traître de Clan des Étoiles ne veut pas ? Qu'est-ce que ça peut bien te faire !? »

Mes dernières phrases avaient été hurlées et, si un chat ou deux s'étaient baladé dans le coin, ils m'auraient entendue. Je ne me suis même pas vexée. Ce n'est pas ça. J'en ai juste marre d'avoir un chat à se balader à côté de moi qui, si je le lui demandais, chanterais les louanges du Clan des Étoiles. Marre d'avoir l'apprentie parfaite à côté de moi alors que, de mon côté, je ne représente qu'un boulet que tous chasseraient s'ils le pouvaient ! Si le début de mon discours avait été calme, si j'étais parvenue à me contrôler durant les premières phrases, ce n'était pas le cas du reste. L'énervement qui me parcourait depuis plusieurs minutes avait fini par éclater. Je sentais mon corps trembler et vit, avec joie, la fin du Champ de Blé apparaître. Enfin ! J'accélérais la marche et atteignis la supposée frontière presque en courant. Je pris malgré tout le temps de m'arrêter et d'attendre que Nuage de Cristal, que j'avais dépassée après ma tirade, me rattrape. Elle avait prit la peine de me tenir compagnie et, collante comme elle était, elle était capable de me suivre jusqu'à mon camp si je ne répondais pas à une énième question à propos de mes sauts d'humeur, ou même si je ne lui disais pas au revoir convenablement.

Nuage de Cristal prit tout son temps pour me rattraper, avant de se stopper quelques mètres derrière moi sans sembler avoir l'attention de se rapprocher. Cela ne me posa pas le moindre problème : je l'avais attendue histoire d'avoir son autorisation -enfin, le truc qui y ressemblait- pour repartir chez moi. Après toutes ces aventures de plusieurs heures, il aurait été embêtant que, à quelques centimètres de mon territoire, je ne puisse m'y rendre parce que l'apprentie adverse m'avait crié de revenir et finalement décidé de m'emmener chez elle. Merci bien. Quoi qu'il en soit, si je n'avais pas eu cette crainte, autant dire que j'aurais courue immédiatement et sans m'arrêter jusqu'à mon camp, malgré le peu d'amitié que j'avais avec les miens.

Heureusement, la seule remarque que me fit Nuage de Cristal fut une banale phrase sur le fait que j'étais chez moi et qu'elle pouvait, par conséquent, retourner chez elle. C'est sûr que je ne vais pas t'en empêcher, ne t'en fait pas... Je comprenais cependant qu'elle avait envie de retourner à son camp au plus vite ; elle avait sans doute plus d'amis que moi. Tant mieux pour elle. Je lui tournai le dos et commençai à partir avant de m'arrêter. Sympathie ou pas envers mes adversaires, elle m'avait quand même pas mal aidée, avec tous ces incidents. Avec un monumentale effort de volonté, je me tournai vers elle et lâchai :

« Merci. Quand même. »

Amusant mais, vu mon caractère, cette phrase eut presque un air sympathique, bien qu'il fut difficilement discernable. Je n'ajoutai rien de plus et reparti vers mon territoire. Cet après-midi mouvementé était passé à une vitesse incroyable, et j'apercevais à l'horizon le soleil baisser peu à peu. Accélérant le pas pour arriver avant la nuit, je me retournai malgré tout deux ou trois fois, craignant la présence d'un monstre appelé chien, lancé à ma poursuite.