... [Sauge]

Une bourrasque lui ébouriffe le poil, et elle me lance un regard encourageant tandis qu'elle sort de la pouponnière d'un pas vif et léger. Le bruit de ses pattes sur le sol gelé s'étouffe, et c'est fini, elle n'est plus là. Le doux ronflement des félins endormis reprend de plus belle. Mes yeux s'emplissent de larmes.

Un chaton piaille, une reine rouspète. On m'intime de me taire et de me rendormir. Mais moi, j'ai pas sommeil. Qu'est-ce qui peut bien être important au point de m'abandonner comme ça ? Je me relève maladroitement, le pelage hirsute. Un chaton roulé en boule à quelques pas de moi ouvre des yeux ensommeillés. Il me dévisage d'un air somnolent, baille, et sa tête retombe mollement sur la mousse qui constitue nos nids. Ma queue s'agite frénétiquement. Je veux rester avec Maman ! Je tente d'escalader un monticule de poils noirs. J'ai à peine le temps d'arriver au sommet que la montagne râle et roule sur le côté. Je couine avec horreur, et retombe sur le dos de l'autre côté.  Je grimace, me relève. Je dois continuer. Je dois suivre Maman.

Je flotte dans une agréable bulle de chaleur orangée. Mon corps tout entier me semble fait de nuage, de la pointe de la queue jusqu'à l'extrémité de mon museau. Je progresse avec grâce et aisance sans même avoir besoin de toucher le sol – inexistant. Je suis calme, apaisée. Et rien ne vient troubler ce moment de bien-être et de pure euphorie. Mais je me rend que... qu'il manque quelque chose. Je m'arrête, perplexe. Étrange. Je poursuis mon parcours avec toute l'agilité dont pourrait être doté un ange. Mais ce sentiment de lacune revient sans cesse à la charge titiller mon estomac. Il enfle et gronde, courroucé, toujours plus impétueux et exigeant. Il manque quelque chose. Je suis perdue. Je ne devrais pas être ici. La bulle refroidie, et de l'orange passe au gris perlé. Et tout à coup, je coule. Mes pattes m’entraînent vers le fond. Je jette un regard désespéré vers les tréfonds grisâtres de ma bulle, et, tout en essayant de crier, découvre avec terreur que je ne peux émettre le moindre son. Mes oreilles bourdonnent, ma vision se trouble. Je me débats dans le vide, résiste tant bien que mal.
Des vois résonnent bizarrement, comme dans un arbre creux. Je halète. Les ténèbres vont m'avaler.

Le cri strident d'un écureuil me fait bondir, la fourrure en pétard et les yeux écarquillés. Mon cœur semble vouloir s'échapper de ma cage thoracique, et dans ma tête, c'est le foutoir. Mon arrière train retombe lourdement sur un amas de feuilles mortes avec un grossier bruissement. Je suis dans un buisson. La bise me pique le nez et fait larmoyer mes prunelles. Mais qu'est-ce que je fiche là ?
L'écho du martellement de pattes sur le sol arrive à mes oreilles. Je risque un coup d’œil prudent entre les branches décharnées de mon repère. Un chat au pelage gris zébré de marbrures marrons me fixe d'un air mécontent.

Je cligne des yeux, étonnée. Je ne comprends rien à son charabia. Les mots se démêlent lentement dans mon cerveau, prennent un sens. Je regarde mes pattes, penaude. Tout le monde me cherche ? Je ne sais même pas où je suis ! J'invente le premier mensonge qui me traverse l'esprit, tout en priant pour que je ne me fasse pas gronder par Maman.
J'ai un déclic.
Maman !

Ce qui, en soit, n'est pas totalement faux. Je me dandine, mal à l'aise. Je me souviens. Je cherchais Maman, je voulais la suivre. La suite est floue, mais j'imagine que je ne l'ai pas trouvée.

Son expression se fait plus douce et se teinte d'étonnement. Mais à nouveau, il me jette un regard contrarié. Je frissonne alors qu'une bourrasque fait danser la fourrure de mon échine.

Je baisse la tête, et les larmes montent impétueusement. Je tente âprement de dissimuler ma mâchoire tremblotante tout en frémissant. Je n'ai rien fais ! Et je veux ma Maman...
Mon interlocuteur n'a pas fini sa phrase, mais je remarque qu'il garde le silence. Je relève timidement le menton, et voit qu'il m'invite à le suivre d'un gracieux mouvement de queue. J’acquiesce, et le succède dans sa marche. Je peine à conserver le même rythme ; c'est qu'il a des grandes pattes ! Mes frissons laissent place à de violents grelottements. Je ne pensais pas qu'il faisait aussi froid, passé le périmètre rassurant de la Pouponnière. Je trottine maladroitement à la suite de ce chat marron, dont je ne connais même pas le prénom. Il a l'air perdu dans ses pensées, et je décide de ne pas le déranger pour lui demander si peu, craignant une nouvelle réaction maussade.
Nous arrivons enfin devant la Pouponnière. Chez moi. Il pénètre à l'intérieur, tout en m'indiquant de le suivre d'un hochement de tête. Je ne me fais pas prier, et me précipite entre les ronces.

Sa voix me surprend. Je ne m'attendais pas à ce qu'il me reparle. Encore une fois, je m'efforce de démêler les mots de sa question. Un vague de panique pulvérise la courte anesthésie que m'avait procuré le sommeil. Maman. Maman ! J'articule d'une voix geignarde :

Elle n'est pas là, j'en suis presque sûre. Son odeur est trop faible et je remarque en jetant un coup d'oeil circulaire que son nid est vide. Elle n'est plus là. Elle est partie ! Un sanglot s'étrangle dans ma gorge et je me retourne, prête à rebrousser chemin pour affronter le froid et aller la chercher.