Les êtres de la nuit. ( PV )

Depuis quelques heures déjà, le crépuscule avait cessé d’inonder les sous bois de son aura dorée, laissant place à la noirceur simple et impalpable de la nuit. La lune, semi pleine, dont l'opacité était mise en doute par un voile de brume fine,  et son éclat était quasiment imperceptible. Nous étions au cœur de la saison chaude, et la fraîcheur nocturne permettait aux bêtes de s'évader un peu de l’étau cuisant qu'était devenu la forêt sous le joug du soleil.  La complexité du jour s'en était allée, prenant avec elle les ennuis interclans, les animaux stupides comme les rongeurs ou les volatiles de bas intellects, laissant place à une faune d'un tout autre intérêt : corbeaux, hérissons, chauves souris, ou de bien moins inoffensifs : blaireaux, loups, et autres prédateurs. Même les parfums, dans le vent de minuit, étaient différent : des fleurs closes n'émanaient plus aucune odeur, et aucun gibier ne courrait les buissons. C'était dans cet atmosphère si familière à ses yeux qu'évoluait lentement Noctis, femelle grâcile dont le pelage sombre semblait faire partie intégrante du paysage. Pour tout dire, si ses yeux bleus cristal ne brillaient pas tant, personne n'aurait pu la déceler , se mouvant au sein des feuillages. Ses pas l'avaient menée loin du creux qu'elle avait pris pour logis, au pied d'un arbre, pour la conduire dans un espace des territoires libres qu'elle ne connaissait pas, a l’orée des terres que les chats de clan avaient pris soin de nommer, tant il était nécessaire pour eux de ranger chaque chose dans une case. Avec une pointe de nostalgie qui s'effaça aussitôt qu'elle était venue, Noctis songea au temps ou ce genre de pensée aurait fait naître en elle une colère noire, une haine immuable envers les félins qui avaient choisi la vie de meute. Allongée sur sa maigre branche à l'instar des grands fauves d'autrefois, elle scruta les maigres rayons de lune qui parvenaient à percer les nuages et se laissa submerger par une vague de souvenirs.

Elle se souvenait du temps ou ses émotions étaient poussées à l'extrême, du temps ou son pelage bleu avaient fait d'elle une femelle dont on parlait parmi les bois. Elle se rappelait du temps ou elle avait , pour la première fois, éprouvé des sentiments pour un autre être vivant qu'elle, un chat de clan qui plus est … Mais sa fugue avait coupé court à toute histoire qu'il y aurait pu avoir entre eux.  Elle se souvenait de son fils, ce chaton si cruel qu'elle avait mise au monde sous le joug d'une malédiction, au point qu'à peine apprenti il avait déjà massacré nombre d'êtres vivants. Elle se rappela a quel point elle avait regretté de ne pas avoir eu la force d'assumer sa maternité, et la douleur que lui avait arraché l'abandon de son fils au clan de la rivière … Mais de l'eau avait coulé sous les ponts depuis, et elle en était venue à croire que son départ n'avait pas été superflus. Durant les années qu'elle avait passées hors des sous bois, elle s'était forgée une autre personnalité, apprenant tant bien que mal à éradiquer la moindre trace de sentiment de son fort intérieur, commençant par la compassion et l'affection pour l'autre. Ce travail sur elle même avait porté ses fruits : prenant le nom de Noctis, la vétéran était venue rendre ses derniers hommages au sol qui l'avait vue naître. Oh , elle n'était pas mourante. Elle était même en parfaite santé. Mais elle se faisait vieille, et on ne lutte pas éternellement contre le temps, hélas …

Un craquement au sol accompagné d'un fumet particulier vint troubler ses rêveries. Elle baissa ses immenses iris bleutées vers le sol tapissé de feuilles de la forêt. Un félin marchait, l'air hagard. Que lui était il arrivé ? Elle ne voulait pas le savoir. Pour cela, a peine eut-il levé les yeux vers sa branche, elle sauta au sol. Il se retourna. 'mrde. Trop tard, elle était repérée. Tentant de garder son calme et son flegme pragmatique légendaire, elle s'assit avec douceur et se redressa de toute sa hauteur afin de surplomber le clandestin. La clandestine, plutôt, vu que son odeur ne contenait pas la marque forte et acerbe des gros mâles bien virils. Un rayon de lune éclaira l'inconnue – Noctis prit bien garde à rester tapie dans l'ombre, de sorte que seuls ses yeux clairs perçaient les ténèbres – et leur ressemblance la frappa tout de suite. D'abord, l'odeur ne lui avait apportée aucune information concernant son clan, mais ses côtes saillantes et son pelage couturé de cicatrices rejetait immédiatement l'hypothèse d'une chatte domestique. Une solitaire, du fait, un bon point pour elle en somme. Hélas (?) leur ressemblance ne s'arrêtait pas là. La femelle qui lui faisait face était elle aussi une créature de la nuit, vu l'aisance avec laquelle elle s'y déplaçait. Elles avaient le même corps fin et noir, les mêmes pattes longilignes – Noctis avait un poil un peu plus long et un peu plus clair, et ses yeux illuminaient son être tandis que ceux de la jeune femelle étaient totalement éteints - toutefois leurs similitudes restaient pour le moins surprenantes. Le nuage qui masquait la lune se dissipa, et un rayon clair frappa l'inconnue sur le dos, nimbant son pelage sombre d'un reflet gris argenté. Noctis ne put s'empêcher de penser aux vagues bleues qui éclairaient son pelage a la lumière. Elle songea également a la particularité qu'avaient ses poils qui, lustrés et exposés à la lumière des étoiles, reflétaient si bien celles ci qu'on eut dit qu'elle était constituée d'un millier de galaxies …. et dès lors l'impression de ressemblance commença à se dissiper.

En tout les cas, il lui faudrait parler, ou tout du moins rester. Si elle s'en allait simplement, elle était persuadée que l'autre la suivrait, peut être même qu'elle la tuerait. Un goût amer envahissait lentement son palais au fur et à mesure qu'un mauvais pressentiment montait en elle. Quelques années plutôt, elle se serait présentée immédiatement en faisant des proses plus longues qu'un arbre couché, mais aujourd'hui elle savait que ce n'était pas la peine. Calme et impassible comme à son habitude, elle laissa l'autre faire le premier pas.