C'est bien beau de rêver, mais il faut bien apprendre. [PV Rose Sanglante] [FINI]

Il fait plutôt beau, aujourd'hui. Le soleil brille, éclairant le camp de ses rayons immenses, même s'il est parfois caché par un nuage solitaire qui disparaît peu après. Bien qu'il ne fasse pas très chaud, la boule de feu au dessus de nous nous donne l'impression qu'il fait vraiment bon. Pas au point de la saison des feuille vertes, mais c'est toujours ça. Je préfère ce temps à la pluie, tant que nous avons assez d'eau pour vivre et que le beau temps ne se transforme pas en sécheresse.

Mes yeux pensifs se tournèrent vers le groupe de chatons jouant au milieu de camp. Les trois boules de poils se couraient les uns après les autres, sans se soucier du reste. Parfois, je me dis que j'aimerais redevenir petite -bien que je ne sois pas vraiment 'grande' pour le moment- au temps au j'étais chatonne et que je m'en fichais pas mal du reste des choses. Les yeux dans la vague,je me dirigeai vers la réserve de nourriture et saisis un écureuil entre mes dents, que je partie déguster un peu plus loin. Manger seule n'est pas vraiment mon passe-temps favori mais la plupart des apprentis étaient déjà partis, ce qui me réduit à la solitude. Certains aiment peut-être ça ; pour ma part, il n'y a rien de pire que d'être seule. Mon caractère étant plutôt calme, je suis, heureusement pour moi, rarement isolée, même si je n'ai pas d'ami en particulier. Un bruit de pas me fit sursauter et je vis, assis à côté de moi, un guerrier du clan. Je ne l'avais même pas entendu arriver. Des fois, je rêve vraiment, mais alors vraiment de trop. L'autre me fit une remarque amusée sur ma rêverie et déclara que Rose Sanglante souhaitait me voir. Je me sentis rougir de honte sous mon pelage, mais oubliai vite cette histoire et finis mon écureuil, avant de me diriger vers la tanière où je passais une grande partie de la nuit.

L'endroit, comme d'habitude, était empli d'un fort parfum de toutes les plantes mélangées ensemble. Si certains félins trouve cette odeur écœurante, en ce qui me concerne, je l'adore. Elle donne presque une sensation d'apaisement, et permet à tous les coups de calmer ma colère les rares fois où cela m'arrive. Respirant joyeusement l'odeur qui emplissait la grotte, je me dirigeai vers le fond, jusqu'à ce que je repère mon mentor, assise dans le pénombre tout en étant parfaitement visible. « Tu as besoin de moi, Rose Sanglante ? »

Un entraînement ? Entraînement de quoi, exactement ? Il faut dire que, pour moi, ce mot n'est pas aussi familier que pour les autres apprentis. Mais, au ton de mon mentor, je commençai à me demander si l'entraînement en question était bien lié aux plantes... Puisqu'elle parlait d'en récupérer 'en chemin'... Je lui lançai un petit regard interrogateur, mais je n'allais pas contester ; mon mentor décide de ce que je dois faire, je n'ai pas de raison de refuser. Je faillis la questionner sur ce que nous allions faire exactement puis me ravisai ; la réponse ne tarderait pas, de toute façon.

Je sortis tranquillement de la grotte -nous n'étions que le matin, et je n'étais pas pressée- priant pour que Rose Sanglante ne soit pas trop impatiente et que le chemin se déroule dans le calme. Je commençais à connaître le territoire maintenant, et visualiser le Sentier du Tonnerre et son exact emplacement ne me prit qu'une poignée de secondes. Je pris le temps de réfléchir au meilleur chemin possible, tout en me demandant si Rose Sanglante me le ferait changer si celui que je prenais rallongeait la route. Puis je pris la sortie du camp, sans avoir prononcé le moindre mot, trop occupée à rêvasser.

La route ne fut pas bien longue. Le soleil nous éclairait férocement, traversant sans peine les fines branches sans feuilles des multiples arbres autour de nous. La forêt semble bien triste, l'hiver. Je préfère l'été -même si je n'y garde qu'un vague souvenir- qui donne à la forêt si sombre aujourd'hui des couleurs éclatantes. Au-dessus de ma tête, je vis quelques oiseaux, voletant légèrement, qui ne semblaient guère gêné par le manque de feuilles. Je ne tentai même pas le moindre bond ; la chasse n'était pas mon travail.

Une bande grise apparue devant moi, signe que nous avions enfin atteint l'endroit convoité par mon mentor. Je m'en approchai doucement, redoutant un retour soudain des monstres dont certains chats parlaient parfois, bien que je n'en ai jamais vu. Mais il était évident que ces derniers n'étaient pas venus depuis plusieurs lunes ; l'endroit était calme, le seul bruit résonnant étant les quelques pépiements des oiseaux. La bande grise, elle, perdait chaque jour de son ampleur : les herbes, assez nombreuses malgré la saison, la recouvraient déjà en grande partie, la rendant presque plus verte que grise. J'en observai rapidement quelques unes, cherchant à les différencier, puis m'assis et me retournai, toujours silencieuse et perdue dans mes pensées, vers Rose Sanglante.

Rose Sanglante commença la discussion par un compliment, approuvant mes 'talents' d'apprentie guérisseuse. Je dressai les oreilles, étonnée -mon mentor était loin d'être une fontaine lâchant une cascade de compliments- et sentis un petit sourire involontaire se former sur ma bouche. Je le dissimulai bien vite, et écoutai ce qu'il lui restait à dire ; je suis loin d'être le genre de chat à crâner. J'étais cependant heureuse de ces quelques paroles. Elle continua son discours, me disant qu'il me restait cependant beaucoup à apprendre, et le termina par quelques phrases qui me surprirent plus qu'autre chose, et me firent même un peu peur : « Bien, malgré tout, tu dois savoir te défendre, que vas-tu faire si on attaque l'entrée hein? Je ne serais pas toujours là pour te protéger. De toute façon un guérisseur doit savoir se défendre, ton rôle est très important dans le clan. Bon, je suppose que tu sais déjà tout ça. » Oui, bien sûr. Je sais évidemment tout cela, qu'un guérisseur, même si il a comme rôle principal de soigner les autres, doit aussi savoir se défendre, en cas d'attaque surprise d'un autre clan par exemple. Mais l'envie de battre ne m'a jamais tenté et, à ce moment même, elle ne me tentait toujours pas. Je faillis lui demander ce qu'elle allait m'apprendre comme coups, mais elle me coupa dans mon élan, par une phrase qui m'effraya encore plus que la précédente : « Très bien attaque-moi, pour voir ce que tu vaux. »

Un sursaut traversa tout mon corps, et je regardai quelques instants Rose Sanglante, d'un air ébahi. Attaquer ? Maintenant ? Mais comment je fais, je ne sais pas me battre, moi ! Je la vis se mettre dans une sorte de position de défense, face à moi, et compris que l'heure n'était pas aux négociations. En poussant un soupir résigné, je réfléchis une poignée de secondes à ce que j'avais pu apprendre machinalement, en regardant les autres apprentis de mon âge, dans mes heures perdues. J'avais déjà vu des apprentis profiter de leur taille inférieur par rapport à leur mentor et en faire un avantage. Mais je n'étais pas une guerrière et, si je visualisais à peu près le mouvement à faire, le reproduire était une autre affaire. Heureusement que je n'étais pas face à un véritable ennemi, ou il m'aurait déjà attaqué depuis longtemps, vu la réflexion qu'il me fallait. Il me semblait que je réfléchissais depuis des lunes ; je craignais surtout d'attaquer mon mentor : je ne l'avais jamais vue se battre, mais elle était sans doute bien meilleure que moi. Je pris finalement mon courage à deux-pattes et, les batailles des autres ancrées dans ma tête, fonça droit vers mon mentor, comme pour l'attaquer de front, puis tourna au dernier moment et lui sauta sur le dos, l'agrippant du mieux possible. Mais j'étais loin d'être aussi rapide que les autres, et compris vite que j'allais vite me retrouver en mauvaise posture.

Heureusement que j'étais seule avec Rose Sanglante ; vu ma maladresse en combat et mes attaques hésitantes semi-ratées, si un guerrier, ou même un apprenti depuis quelques jours, était passé dans le coin, il aurait bien rit de moi. Heureusement que je ne suis pas devenue guerrière, je ne sais pas ce que ça aurait donné ! Si j'ai parfois du mal à retenir le nom de tous les remèdes, je sais désormais qu'il a une chose où j'ai encore plus de mal : les techniques de combat !

Sans la moindre peine, Rose Sanglante se secoua d'un mouvement assez brusque et me fit tomber de son dos, ce qui me fit m'écraser par terre dans que je ne puisse réagir. Une petite douleur apparut dans mon épaule droite, que je masquai difficilement en serrant les dents autant que possible. Je sentis mon pelage blanc devenir rouge tomate, de honte, pour m'être faite éliminer de la 'bataille' aussi rapidement. Et encore, c'est une guérisseuse que j'avais combattu et, même si Rose Sanglante savait se défendre, elle n'avait sans doute pas le niveau d'un véritable guerrier. Qu'est-ce que ça aurait été, si je m'étais retrouvée face à un chat ennemi ? Je secouai vivement la tête pour chasser mes pensées de ma mémoire et fixai intensément mon mentor, cherchant une autre façon de l'attaquer, sans qu'elle ne devine avant l'attaque ce que je comptais faire.

Ma réflexion fut, cette fois-ci, beaucoup plus courte que la fois précédente, et ne dura qu'une moitié de seconde. Je décidai de ne pas prendre exemple sur les attaques que j'avais pu voir être réalisées par les autres apprentis, car je réalisai désormais que Rose Sanglante les connaissait probablement déjà, et prévoir mes attaques était alors bien plus simple. Je tentai donc l'improvisation ; je répétai deux fois mon enchaînement tout frais dans ma tête, puis me lançai.

Je hérissai mes poils et contournai lentement mon mentor, comme pour paraître plus grosse que je ne l'étais -bien que l'effet était sans doute très limité- et, d'un coup, relâchai le tout et fonçai vers mon adversaire. Je ne lui fis pas face directement : je savais que je n'étais pas à la hauteur de Rose Sanglante, et que ma force était loin de valoir la sienne. Comptant de toute mon âme sur l'effet de surprise, durant quelques secondes, je visais les pattes, tentant de la déséquilibrer, lancée aussi vite que je le pouvais. Je parvins à atteindre mon objectif, puisque mes pattes avant heurtèrent sa patte arrière droite.

Pour beaucoup d'autres de mon âge, ce genre d'entraînement provoque au plus profond de soi un sentiment de puissance, de fierté et de bonheur. Le bonheur de s'entraîner, et de montrer à son mentor qu'on est bien plus fort que ce qu'il croit. Pourtant, pour moi, cet entraînement ne provoquai rien, juste un grand vide, et je le prenais surtout comme une obligation, un devoir, aussi désagréable que de devoir nettoyer toutes les litières des autres. Il faut bien reconnaître que, quand on est pas motivé, on ne peut pas, au fond, arriver à faire de grandes choses ; là était sans doute mon problème.

Je revins à ma place, remarquant que mon mentor avait esquivé d'un saut mon attaque mais avait tout de même manqué de trébucher. Peut-être m'améliorais-je ? Je n'en savais rien et, pour tout avouer, j'espérais juste progresser rapidement pour être vite débarrassée de cet entraînement qui me cassait les pattes plus qu'autre chose. Mes yeux observèrent longuement Rose Sanglante, tentant de lui trouver une faiblesse pour améliorer mes coups ; mais je n'étais décidément pas faite pour cela, et ils ne remarquèrent rien qui puissent m'en apprendre d'avantage sur ma façon de l'attaquer. Je finis par abandonner et attendis qu'elle ne m'ordonne de recommencer. Mais ses paroles ne furent pas un ordre, contrairement aux quelques mots qu'elle avait prononcé précédemment. « Nuage de Crépuscule, pourquoi tu inspires à devenir guérisseuse ? »

Pourquoi ? Un simple mot de quelques lettres peut parfois vous mettre dans un total embarras. Je m'assis et me mis à réfléchir à la meilleure réponse que je pouvais lui donner.  Mes yeux ne virent bientôt plus que de la brume, tandis que je me repassais mon enfance, cherchant la raison, partant presque dans la rêverie. Je finis par secouer vivement la tête plusieurs fois pour chasser tout cela, et repris mes esprits. Puis je pris la parole, d'une voix pensive, que je ne me connaissais pas ; une apprentie peut-elle seulement parler comme cela ? « Pourquoi ? La question est plutôt : Avais-je seulement le choix ? Je suis peut-être normale vue de l'extérieur, mais à l'intérieur je suis loin d'être comme ceux de mon âge. Le combat me dégoûte depuis mon premier souffle ; au moment où, toute petite, je combattais -peut-on appeler ça combat ?- avec les autres chatons, je ne ressentais qu'une obligation, un devoir, plutôt qu'un réel plaisir de défendre le Clan. Je n'aurais de toute manière jamais été à la hauteur pour défendre mes compagnons parce que, pour le faire, je suppose qu'il faut déjà en avoir l'envie, ce qui n'est pas mon cas. Je suis tout simplement devenue guérisseuse -enfin, apprentie, je ne le suis pas encore vraiment- parce que je n'avais pas d'autres choix et que, si je voulais me rendre utile, c'était la seule option possible. Mais je ne le regrette pas, loin de là, j'aime ça, j'aime sauver des vies et aider ceux auxquels je tiens ; cependant, je sais que je le suis tout d'abord parce que je ne peux rien faire d'autre, mais si je peux désormais te citer des centaines d'autres raisons. J'ai souvent entendu dire que notre destin était déjà tout tracé dès notre naissance ; c'est sans doute mon cas. Et j'espère qu'un jour, les Étoiles me le confirmeront ; je n'ai jamais vu nos ancêtres, mais un jour peut-être ? Encore une chance pour moi d'avoir fait ce choix : je finirai un jour par les rencontrer. »

Je me tue, et ne dis plus rien, avec une impression d'avoir parlée pendant des heures. Je ne savais même pas d'où sortaient tous ces mots ; je n'aurais d'ailleurs pas pu les redire de cette façon. C'est comme si quelqu'un avait pris possession de mon corps et avait parlé à ma place.  Tout en disant la vérité. J'agitai le bout de ma queue, mal à l'aise, espérant que je n'avais pas trop ennuyée mon mentor avec toutes ces phrases qui n'avaient peut-être aucun sens. Gênée, je murmurai : «  Enfin... On continue ? Dépêchons-nous de terminer, on risque d'avoir besoin de nous, sinon ?

Je crus déceler dans les quelques phrases de mon mentor une sorte d'insatisfaction. Pourquoi ? J'avais l'impression que tout cela venait de mes paroles, tout en me disant que ce n'était sans doute pas le cas, et qu'il n'y avait pas la moindre raison que Rose Sanglante soit insatisfaite par quelques mots. Pour tout dire, je ne me souvenais même pas de ce que je venais de lui raconter pendant au moins une minute, qui avait paru durer une heure. J'avais sorti tout cela comme ça, et j'étais bien incapable de le répéter. Je ne sais pas ce que j'ai raconté, mais ça devait sans doute être un gros tas de bêtises... La prochaine fois, je me tairai, et j'éviterai de sortir n'importe quoi n'importe quand...

Pour la question du destin, c'était autre chose. Le Clan des Étoiles est pour moi la chose la plus noble qui existe dans ce monde. Je lui voue depuis ma naissance une totale admiration, et les paroles de Rose Sanglante m'étonnèrent. Choisir ce que l'on veut devenir ? Pas tout à fait ; si j'étais née avec un caractère et une vision des choses différente de celle que j'ai actuellement, je ne serais assurément pas devenue guérisseuse. Donc pour moi, nos ancêtres ont une certaine position sur notre vie, même si on peut en choisir des morceaux. Mais, sur le moment, je compris vite que je n'étais pas de taille à débattre sur le sujet, même sur un autre d'ailleurs, face à mon mentor.

A force de tout me repasser en boucle une bonne dizaine de fois dans ma tête, je remarquai que mes pensées sur nos ancêtres et les bêtises que je pouvais bien sortir sans m'en rendre compte n'étaient pas la meilleure chose sur laquelle rêvasser au moment actuel. Si j'avais retenu la plupart des phrases de Rose Sanglante, je n'avais pas fait attention à la première, et elle me remonta à la mémoire seulement au bout du dixième passage en boucle dans ma tête. « Je n'ai rien à t'apprendre si tu n'es pas plus motivée. » C'était à cause de ça qu'elle me paraissait insatisfaite ? C'est sûr que je n'étais pas du tout heureuse de combattre, et qu'arrêter ce que je considérait, sur le coup, comme un affreux moyen de torture. Mais je voulais devenir guérisseuse, non ? Mon but n'était-il pas de devenir la meilleure, connue dans tous les clans ? Il fallait sans doute, pour chaque guérisseur, passer par ce genre de chose. Mon petit cerveau d'apprentie, probablement bien loin de ceux des vétérans, finit par déduction à comprendre que ce que j'appelais torture était plus pour mon bien qu'autre chose. Si je ne fais pas d'effort, je n'y parviendrais jamais, je le sais bien, au fond... Je suis peut-être jeune, je ne comprends peut-être pas tout, mais je ne suis pas si idiote pour ne pas comprendre ça ! Tout en suivant mon mentor, qui commençait à prendre le chemin du camp, je déclarai : « Tu es insatisfaite, je le sens dans ta voix. Je suis peut-être jeune, je suis peut-être loin d'avoir autant de connaissance que toi, je suis peut-être complètement stupide en comparaison des autres, mais pas au point de ne pas savoir que tu n'es pas contente de moi. Parce que je ne fait pas d'effort sur le combat ? Je n'aime pas ça. Mais après réflexion, il y a quelques secondes, je pense que ce genre de chose fait partie de ce qu'il me faut pour devenir guérisseuse ; et si je veux être la meilleure, il faut bien que je passe par là, non ? Ne me cache pas ce que tu penses, je t'en prie, je veux savoir ce que je dois faire pour m'améliorer. »

L'idée pour le moins surprenante de mon mentor me fit stopper brutalement ma route. Je m'arrêtai et me mis à la fixer intensément, les yeux écarquillés, sans trop comprendre la logique de cette proposition – non, de cet ordre, plutôt. Peut-être que, pour elle, c'était une bonne idée, une véritable source de motivation ; pour moi, c'était un véritable calvaire et, surtout, une proposition que je ne comprenais pas, qui n'avait à mes yeux pas le moindre sens. Je restai assise quelques instants, les yeux toujours grands ouverts, cherchant à comprendre le raisonnement que Rose Sanglante avait eu pour en arriver jusque là. Je pouvais facilement trouver des tonnes d'arguments contre cet ordre, mais je craignais surtout de la vexer en faisant objection sur ce qu'elle venait de dire. De plus, Rose Sanglante était mon mentor, elle avait tous les droits sur moi -tant qu'elle me laissait en vie, bien entendu. Elle pouvait très bien choisir la punition -ou source de motivation- qu'elle voulait, je n'avais rien à dire et pas à protester, au contraire, je ne pouvais qu'approuver.

Je réfléchis donc quelques secondes puis finis par dire, d'une voix hésitante, priant pour que mes paroles ne soient pas mal prises : « Tu fais ce que tu veux, bien entendu, mais je ne comprends pas tout ; je suis, tu le sais aussi bien que moi, loin d'être l'une des meilleures apprenties et je ne suis pas prête de le devenir, je ne le suis que depuis quelques semaines. Donc, si je suis ton raisonnement, je ne retoucherais pas une plante avant au moins une bonne douzaine de lunes, et encore ! Lorsque l'on devient vraiment la meilleure des apprenties, on change de rang -et dans mon cas, devient guérisseur- mais je ne le serais pas de sitôt. De plus, comment deviendrais-je la meilleure des apprenties guérisseuses si je ne touche pas à une plante, chose que je ne pourrais faire avant de le devenir... Ce que je veux dire, c'est que je ne pourrais jamais devenir la meilleure apprentie en ne faisant plus de tâche de guérisseur. Donc cette punition -car j'appelle cela une punition, même si tu ne le penses pas- n'en finira jamais, et j'y serais encore dans cent lunes, lorsque je ne pourrais plus me déplacer et que je serais bonne à rejoindre mes ancêtres ! »

Je fis une pause, repris ma respiration, et conclus enfin, d'une voix toujours timide : « Après, bien sûr, tu as tous les droits sur moi, et tu décides ce que tu veux. Tu peux bien me faire aller chasser dans les autres clans si tu le veux, je n'ai rien à dire ; mais alors, explique-moi comment je peux bien faire ce que tu me demandes si ça ne peut en finir ? » Je remuai la queue, balayant au passage les feuilles dans mon dos, attendis sa réponse, sans pour autant quitter ses yeux du regard, bien que ne sachant à quoi m'attendre. J'espérais surtout une réponse à peu près claire m'indiquant comment terminer mon apprentissage avant mes quatre-vingts lunes en suivant sa punition, et au passage un ou deux indices m'indiquant d'où Rose Sanglante sortait ce plan horrible qui était pour moi le genre de punition qui nous suit à vie.

Mes yeux se baladèrent dans tous les sens, parcourant le paysage, sans oser regarder directement Rose Sanglante, de peur de voir un air désapprobateur dans son regard ; rien que sa voix montrait que mon discours de lui plaisait pas plus que ça. Oui, c'est sûr, ce n'est pas insurmontable, mais quand même... Je déteste ça. Je la laissai tout de même finir de parler, sans vraiment l'écouter, la tête ailleurs. Je suis plutôt du genre calme ; haïr les autres félins n'est pas dans ma nature, je ne sais même pas faire la tête à quelqu'un plus de quelques heures. C'est sans doute cette nature qui m'empêcha de crier sur mon mentor mon mécontentement, de lui dire tout ce que je pensais de ces combats, de ces entraînement qui ne finissent qu'à donner des courbatures sur toutes nos pattes. Si j'avais eu un caractère ne serait-ce qu'un poil moins posé, je l'aurais haïe jusqu'à la fin de mes jours. Mais là, je me contentais de garder pour avis pour moi -discuter n'aurait sans doute rien arrangé dans mon problème- et prendre sur moi, en tentant de me convaincre que cet entraînement ne serait que bénéfique pour mon apprentissage.

Rose Sanglante termina ses phrases par quelques mots m'ordonnant de rentrer. En cachant autant que je le pouvais ma déception, je la suivis, les pensées ailleurs. Je ne dis pas un mot pendant le retour au camp, attendant plutôt que mon mentor parle, encore aurait-il fallu qu'elle le veuille... Je pensais surtout aux tâches qui allaient m'attendre, désespérant sur ce qu'allait me réserver mon mentor : chasse ? Je ne suis même pas capable d'attraper une souris boiteuse, ni même un merle qui ne peut pas voler... Combat ? Je ne sais déjà même pas mettre le moindre coup sur mon mentor, qui est guérisseuse, alors sur un guerrier, n'en parlons pas. J'avais beau retourner le problème en boucle dans ma tête, je n'avais aucune idée de ce que les autres allaient bien pouvoir faire de moi. J'allais plutôt être un boulet qu'une aide, la honte ! Mais je m'abstins de tout commentaire, craignant d'énerver Rose Sanglante au point qu'elle ne me donne une punition encore pire. Je me tue donc, et continuai le chemin, pensive, jusqu'au camp.