Dernier entraînement [Étoile Sismique]

Matinée silencieuse. Rien ou presque ne bougeait dans le camp ; seuls quelques chatons téméraires étaient de sortie et levaient leurs yeux vers le ciel, sombre et menaçant. Une tempête se profilait à l'horizon. Bien vite, les mères se précipitèrent pour rentrer leurs progénitures à l'intérieur de la pouponnière... Et la clairière retrouva sa sérénité. Pourtant, cela n'avait rien d'apaisant. Bien au contraire, l'atmosphère était on ne peut plus lourde, si bien que certains membres du Clan évitaient délibérément de se parler ou même de croiser leurs regards. Tout le monde, à l'exception des plus jeunes, savait que quelque chose se tramait entre les meneurs et autres dirigeants des Clans... Et gardés dans l'ignorance, personne ne pouvait répondre aux inquiétudes des uns et des autres et la tension montait ; c'était une réaction normale.
Dissimulée dans la pénombre, Nuage de Fleur observait le calme du camp depuis plusieurs heures. Elle devait partir s'entraîner au combat vers midi, son mentor le lui avait promis... Elle n'arrivait pas à vaquer à d'autres occupations. Il s'agissait de l'une de ses dernières sorties en tant qu'apprentie, et elle voulait réfléchir à ce que le grade de guerrière impliquerait. Juste des nouvelles responsabilités ? Ou la fin de cette époque insouciante où elle ne savait rien sur ce qu'il l'entourait... La novice laissa échapper un soupir et voulut s'assoupir jusqu'à l'heure du départ, lorsque de grosses gouttes vinrent s'écraser sur son crâne.
Leur chute soudaine surprit la jeune chatte, qui secoua sa tête pour les en déloger. Mais bientôt, le ciel s'abattit en trombe sur la forêt et elle dût se faire une raison. Ses pattes la portèrent donc en quelques secondes jusqu'au repère de ses semblables, mais cela n'empêcha pas l'eau de s'insinuer dans son pelage... Pestant intérieurement, elle s'ébroua de plus belle mais ne réussit qu'à entraîner les protestations des félins à proximité, qui somnolaient dans leur litière.
Alors, Fleur s'assit face à l'entrée et attendit que le ciel finissent de pleurer.
Le temps s'égrenait lentement. L'attente devenait insupportable, et la pluie tellement monotone qu'un immense sentiment de lassitude la prit. Jamais elle ne s'était autant ennuyée ni sentie aussi seule. Même si les autres avaient été disposés à discuter, la plupart d'entre eux étaient moins âgés qu'elle ; presque tous les félins de sa génération possédaient déjà leur nom définitif. L'apprentie avait hâte d'en finir une bonne fois pour toute et de gagner leur tanière... Perdue dans ses pensées, elle finit par s'assoupir.
A son réveil, la pluie avait cessé. Les rayons solaires inondaient la clairière et se reflétaient sur les flaques parsemées au sol. La voûte céleste n'était pas entièrement entièrement teintée d'azur, mais suffisamment dégagée pour s'apercevoir que le soleil avait atteint son zénith... C'est l'heure. D'ailleurs, l'antre vide laissait deviner que tous les chats étaient partis chasser pendant son sommeil. Elle avait dû avoir l'air maligne, à roupiller au milieu du passage.
En prenant soin de conserver ses coussinets sec, la jeune femelle brune se rendit au promontoire, là où se trouvait la caverne de son mentor. Il vivait vraiment comme un ermite... Mais elle se garderait bien de le lui dire. Arrivée au seuil, Nuage de Fleur hésita quelques secondes avant d'entrer, puis se décida.... et se percuta à un vétéran sortant en trombe. Ce dernier lui accorda tout juste un regard en coin avant de reprendre sa course. Dans un soupir, elle finit enfin par franchir le rideau de végétation...
Étoile Sismique se tenait tout au fond de la cavité, sa robe blanche immaculée contrastant avec le gris triste et terne de la roche. Il avait le pelage en bataille, comme d'habitude... le jour où il prendrait soin de lui l'inquiéterait bien davantage, en fait. Puis il leva ses iris rouge sang vers elle, signe qu'elle pouvait prendre la parole. Et elle ne se fit pas prier.

- Pardon de te déranger... C'était pour mon entraînement, dit-elle sans détour.

“ ETOILE SISMIQUE ”

« Tu ne sais que tu as frôlé les étoiles que lorsque tu touches le fond. »

Que lui arrivait-il ? Recroquevillé dans sa tanière, le vieil albinos tremblait. Dans  cette obscurité moite, sa pâleur n’était que plus lugubre. Ses muscles étaient endoloris. Son souffle saccadé de quinte de toux toujours plus inquiétantes. Ses yeux aussi ternes qu’une flaque d’eau un après-midi d’orage. Son était de santé ne cessait de se dégrader au fil des jours mais sa volonté ne saurait défaillir. Néanmoins, en cette triste matinée, il n’avait pas eu le courage de se lever. Alors il somnolait, roulé dans ce terrier minuscule. Amorphe, son regard était perdu dans le vague, sa tête dodelinant de part et d’autre, se cognant parfois contre la paroi rugueuse.


Il se sentait mal. Assumer ses responsabilités de Chef. Il lui semblait être comme un fantôme. Il en avait déjà l’apparence ; amaigri, apathique, d’une blancheur grisonnante presque sinistre. Quand le sommeil gagnait tous les membres, mis à part quelques veilleurs et les patrouilles nocturne, il s’autorisait enfin à sortir. À flâner dans le Camp, soulevant des volutes de poussière sous ses coussinets fatigués. La journée, il fuyait, passant son temps à chasser, à contrôler les frontières, à surveiller les autres Clans, perché sur son rocher crasseux. Il avait longtemps hésité à retourner sur sa tombe. Dans sa confusion de vieillard, il lui arrivait parfois se sentir sa chaleur, d’entendre ses murmures et de retrouver leur précieuse amitié.


Le cœur lourd de chagrin, Séisme s’ébroua. Il invita le guerrier à cesser sa logorrhée qu’il n’avait écouté que d’une oreille, lui donnant ses directives d’une voix douce et calme. Les rayons du soleil perçant à travers le rideau de lichen lui firent cligner des yeux. Quand sa rétine s’habitua à la lumière, il considéra la juvénile silhouette d’une apprentie. Sa voix fluette lui permit de la reconnaitre et son cœur bondit dans sa poitrine. 

« - Pardon de te déranger... C'était pour mon entraînement. »

Un saut lourd et une retombée en catastrophe. Le Vieillard baissa ses iris sanguinolente pour ressentir pleinement l’épine aiguisée de la honte le transpercer. 

«  Je vous aime tous. Absolument tous. Tous sans considération ! » 

Ce cri ne se mua qu’en un murmure. Il se releva, bouscula la jeune Nuage de Fleur puis approcha sa truffe de la sienne. 

«  Ne perdons pas davantage de temps, ma belle. J’ai été absent trop longtemps, je m’en excuse. Allons faire étalage de nos talents, jeune minette. »

Pardonne moi, pardonne ma faiblesse, pardonne ma lâcheté, pardonne moi d'être si pitoyable alors que nos vies sont en danger... se répétait-il en posant un regard triste sur le pelage tigré de la petite femelle. 

Ses paroles demeurèrent d'abord sans réponse, le temps que son mentor reprenne ses esprits . néanmoins, il avait reconnu son élève et commençait à s'agiter ; il se leva tant bien que mal et marmonna quelque chose d'une voix si inaudible que Fleur n'en saisit pas le moindre mot. Enfin, cela n'avait pas d'importance... Même s'il n'était pas au mieux de sa forme, l'entraînement d'aujourd'hui consistait juste à évaluer une énième - peut-être même une dernière - fois ses compétences au combat. En ce moment d'ailleurs, le Clan privilégiait ces nombreuses vérifications et multipliait les patrouilles frontalières, au détriment des parties de chasse.... La saison actuelle jouait en leur faveur, mais à ce point-là... Enfin, pour la novice cela sonnait plutôt comme la fin de son apprentissage, et elle s'en contentait bien. Malgré tout, l'inquiétude et l'ambiance pesante qui régnaient ces dernières semaines sur le camp devenaient insupportables.
Étoile Sismique était à présent sorti de sa léthargie et, en s'approchant brusquement de la sortie, bousculait la jeune féline au pelage brun.

- Ne perdons pas davantage de temps, ma belle. J’ai été absent trop longtemps, je m’en excuse. Allons faire étalage de nos talents, jeune minette.

Absent ? Nuage de Fleur ne lui en avait jamais voulu d'être plus accaparé par ses fonctions que par sa formation. Au contraire, elle était très fière de suivre les traces d'un tel matou... Non, jamais elle ne l'avait regretté. Alors pourquoi la fixait-il de cette manière, avec ce regard si éteint ? Chaque jour, une mélancolie encore plus sombre et plus profonde semblait entourer le meneur, et elle ne pouvait rien y faire. Comme y arriverait-elle, d'ailleurs ? L'apprentie ne connaissait pas les tourments de son chef, certainement liés à son passé tout aussi mystérieux. Mais cela ne changeait rien à son objectif : lui arracher un sourire de temps à autre...

- Mais je suis fin prête, répondit-elle d'un air de défi.

La chatte sortit de la cavité, porta ses iris ambrés vers le tunnel d'ajoncs et s'y dirigea, déterminée. Elle précédait de peu l'albinos, qui soupirait déjà... En chemin, elle aperçut quelques connaissances qu'elle salua amicalement du bout de la queue. Parmi eux, il y avait également Nuage du Lagon... Enfin Esprit du Lagon maintenant qu'il était devenu guerrier. Malgré leur rivalité, Fleur se réjouissait pour lui : il attendait son baptême depuis longtemps. Et bientôt, ce serait son tour. Comme elle avait hâte ! Bref...
Ils s'engouffrèrent dans le passage, et l'animation du Clan laissa place au silence tranquille de la forêt. Comme la novice savait d'avance quel itinéraire emprunter, elle marcha en tête durant le trajet, et ne se retournai que pour vérifier si son mentor tenait le rythme. Parfois, son enthousiasme prenait le dessus ; elle devait alors s'obliger à ralentir... Mais finalement, ils progressèrent rapidement et atteignirent leur destination sans encombre.
Fleur contempla la clairière de mousse, dans laquelle elle s'était tant entraînée. Une longue année s'était écoulée depuis ses débuts... Peut-être qu'un jour, elle reviendrait ici avec son propre élève et repenserait à tous ces rudes entraînements en compagnie de son professeur...

- Bon... Par quoi commençons-nous ?