Les paysages marins ont toujours eu le don d'apaiser les mœurs. Leurs teintes marines, ces dégradés céruléens, c'est bien vrai, dégagent une certaine sérénité. Les vagues bercent doucement le bateau; elles le caressent tendrement, comme si cette coque de noix était un fabuleux trésor. Ce truc qui vogue sur l'eau, je le percerai bien comme du gruyère. La mer rentrerait dans la cale, prendrait possession de l’affreuse bicoque flottante et finirait par la faire prisonnière de ses flots. Et tous les passagers auraient trouvé la mort, bien sûr. Personne ne mérite de vivre vraiment ! Tu crois peut-être que je suis en colère ; c’est peu dire. Je suis furieuse, verte de rage et pourtant. Mes larmes se mêlent aux embruns. Tout ça à cause de toi. Et du foutu destin qu’on t’a chargé de me tracer. Boston, ouais. Ils peuvent tous aller se faire voir. J’en ai marre qu’on m’abandonne au premier venu. Qu’on me donne des ordres et qu’on décide à ma place. Mais dès que je suis bonne à jeter, plus rien, personne, le néant. Je n’ai envie que d’une chose, c’est de sauter par-dessus le garde-fou et de crever noyée. Tu vois Peter, j’écris dans ton foutu journal. J’espère que tu es content, sale enfoiré. Je te déteste, tellement je t’aime.
Pleine mer, 8 Octobre 1869.
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Une jeune fille, serrant un carnet violet dans sa main, se tenait près du hublot. Selon son passeport, elle s’appelait Rainy O’Connor. Mais il semblait y avoir un problème car elle ne cessait de répéter que son vrai nom était Lindley, qu’elle avait endossé celui de sa vieille tante qui venait de l’adopter mais qu’on n’avait pas eu le temps de mettre à jour ses papiers. Et elle était si têtue que l’administration avait fini par céder bien que son histoire soit des plus confuse, afin d’éviter un nouveau scandale. Car cette jeune fille n’en était pas à sa première crise de nerfs. À l’embarquement de Portsmouth, elle avait voulu sauter du bateau alors que celui-ci venait de quitter le port. Revenons quelques heures en arrière.
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Le quai n’avait jamais connu une telle agitation. Les gens, encombrés de leurs bagages, se bousculaient en émettant des grognements diffus. La foule ne formait qu’une masse grouillante, ondulant selon la même frénésie. Les chapeaux à plumes, les chignons relevés des femmes de la cour et les hauts de forme des gentlemen se mélangeaient aux bandeaux, casquettes et crânes chauves des ouvriers. Tous n’étaient là que dans le même but : fuir vers cette Terre idyllique qu’était l’Amérique. Là-bas, pensaient-ils, or et bonheur couleraient à flots. Mais parmi tout ce débordement bestial se distinguaient deux jeunes gens, assis paisiblement sur des caisses prêtes à être chargées. La jeune femme était habillée sobrement, d’un grand manteau couleur crème, avec des gants en soie noir. Ses cheveux bruns étaient retenus dans un chapeau joliment décoré par des rubans pourpres. Elle tenait tout contre elle un sac de cuir marron, fermé par un crochet doré. Le garçon lui, était vêtu d’une chemise à carreau, sur laquelle venait se poser des brettelles qui retenait un pantalon brun. Il avait fourré ses mains dans ses poches et penché son béret de tel façon qu’il était impossible de savoir s’il souriait ou s’il arborait un air grave. Mais tous deux semblaient vraiment impatients : leurs mains tremblaient ; à moins que ce ne soit dû à la bise glaciale qui léchait les visages des passants ce matin-là.
- Voilà ton billet Rainy. Fais-y bien attention. Le bateau ne va pas tarder à lever l’encre, nous récapitulerons sur le chemin.
Il descendit d’un bond et aida la demoiselle à faire de même, puis saisit sa valise, par pure galanterie. Elle souriait de toutes ses dents. Leurs regards se croisèrent, et les pommettes du jeune homme rougirent légèrement. Ils se mêlèrent ainsi aux autres voyageurs, continuant leur discussion malgré la cohue ambiante.
- Tout est parfait pour que vous affrontiez votre nouvelle vie, mademoiselle Rainy.
Sa voix se brisa malgré ses efforts, et ses poings se serrèrent jusqu’à lui faire mal. Mais elle le regardait tendrement, toute émoustillée par le grand voyage qu’elle allait entreprendre. Un frisson parcouru son échine ; elle serra un peu plus fort son sac contre sa poitrine. Son regard se perdit dans le tumulte que représentait la montée du pont en bois.
- Il est temps pour toi d’y aller.
Tant que tu es avec moi, je n’ai rien à craindre. Le visage du garçon se ferma. Il posa sa main sur l’épaule de la jeune fille. Elle tressailli ; sa bouche se déforma au fur et à mesure que l’angoisse la gagnait. Il n’osait même plus la regarder en face, se cachant dans l’ombre que donnait son chapeau. Il fit un effort pour parler d’une voix claire, et qu’il espérait ferme.
- Tu sais tout pour te débrouiller toute seule là-bas. Je t’ai fait répéter des millions de fois l’adresse de Tante Zelda, et je l’ai même gribouillé sur un bout de papier, au cas où tu l’oublies. Je ne te serais d’aucune utilité. Puis j’ai encore quelques affaires à régler ici avant de repartir. Je te rejoindrais plus tard.
Elle émit un couinement. Ses yeux s’embuèrent. Elle voulait hurler et riposter mais sa gorge restait nouée. Elle était vaillante, mais perdait tous ses moyens face à lui. Elle essayait de garder la tête droite mais celle-ci bouillonnait.
« EMBARQUEMENT ! »
Ils n’avaient plus de temps à perdre. L’adolescent saisit son poignet et la tira de force jusqu’au ponton, montra lui-même son billet, se chargea de ses bagages. Son visage restait impassible mais ses mains tremblaient davantage. Puis il se retourna vers elle, et lui fit un signe de tête agacé afin qu’elle grimpe enfin sur ce foutu paquebot. Elle refusa.
- Dans combien de temps Peter ?
- Peu importe.
Il essaya de la faire monter mais elle se dégagea de son étreinte. Elle ne monterait pas sur cette coque de noix sans avoir eu de réponse. Et même si elle en recevait une, il planait encore un doute sur ses intentions.
- Combien de temps ?
Elle détacha chacune des syllabe, une à une, lançant un regard de défi à son compagnon. Celui-ci soupira avec irritation. Il savait pertinemment qu’elle ne lâcherait pas le morceau.
- Probablement jamais, Rainy.
Il tourna la tête, et deux marins dont les muscles surdéveloppés saillaient sous leur uniforme saisirent la jeune fille sous les bras. Ses pieds décollèrent du sol. Elle se transforma en furie, tentant de griffer et de mordre ses porteurs, en vain, pestant contre eux de toute sa hargne, ordonnant à qui voulait bien l’entendre de la lâcher de suite. Mais personne ne daignait l’écouter. C’était comme une lame empoisonnée, qu’on ne cessait de remuer dans sa plaie. Excédé, l’un d’eux la jeta sur son épaule, comme un vulgaire sac de pomme de terre. Ses cris redoublèrent. Elle tambourina comme une folle sur le dos de cet homme, épuisant ses forces dans un combat qu’elle savait déjà perdu d’avance. On la monta à bord ainsi. Mais ses yeux n’avaient pas quitté la silhouette de Peter. Et au fil des secondes, celle-ci s’effaçait.
- Peter, tu ne peux pas me laisser ! PETER !
Elle hurlait son prénom comme une louve hurle à la mort, un soir de pleine lune. Pourtant, il commençait déjà à se fondre au milieu de cette foule, qui acclamait le départ, débordante d’allégresse. Elle se débattit plus fort, mais voyant que cette technique ne portait pas ses fruits, elle fit semblant d’être victime d’un malaise et de s’évanouir. Le marin desserra le piège de ses bras et la brunette en profita pour se carapater. Elle courut vers la rambade, bousculant plusieurs voyageurs qui poussèrent des grognements indignés. Mais qui est donc cette petite effrontée ?
Or, c’était déjà trop tard. Elle poussa un dernier hurlement, déchirant. Elle le chercha désespérément du regard, au milieu de tous ces petits bâtons de couleurs qui s’agitaient. Elle se laissa glisser le long de la rambarde et s’effondra sur le sol. Les gens l’observaient de manière hautaine et méprisante, n’éprouvant que du dégoût face à cette classe si bas de gamme de la société. Pour Rainy, la richesse ne résidait pas dans les parures, les soieries ou l’image que l’on veut donner de soit au monde, non. Tout ceci n’est qu’éphémère et superficiel. Rainy croyait en l’amour, un amour éternel, comme celui dépeint dans les contes de fées qu’on lui lisait enfant. Pourtant, elle venait de perdre la seule chose qui la rendait heureuse. Son seul bijou, son unique trésor, égaré au milieu du quai de la ville de Portsmouth. Elle se mit à pleurer, comme une orpheline abandonnée. Pleurer, pleurer et encore pleurer.
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Le garçon, quand à lui, avait fui comme un voleur. Son regard, son corps, tout n’était que trop ardent. Il avait bien failli manquer à sa mission. Tout ça à cause d’une stupide effusion de sentiments. Le grand Peter Lindley devenait-il un romantique ? Un de ces gars vomissant de sensibilité ; un être humain ? Non, c’était stupide. Il s’était caché pour ne pas la faire souffrir encore plus. Enfonçant un peu plus son béret sur sa tête, il avait plongé dans l’obscurité, les mains dans les poches. Le vent glacé qui lui mordait les joues porta néanmoins à ses oreilles le cri, sublime et cuisant de celle qu’il… aimait ? Son cœur s’arrêta; son souffle également. Il se faufila jusqu’à une ruelle déserte et tomba à genou. Ses paumes s’égratignèrent sur les pavés. Il se mordit la lèvre inférieure pour étouffer un gémissement de douleur. Les bouts de ses doigts jusqu’au haut de ses bras le brulaient d’une flamme inconnue. Les larmes teintèrent la pierre gelée d’une nuance plus foncée en forme de gouttelette, de la même couleur que le ciel d’asphalte de cette matinée d’Octobre. Il avait honte de se montrer aussi faible mais la tristesse le dévorait. Car il savait pertinemment qu’il n’avait aucune chance de la revoir un jour. Il l’avait livré à son destin sur un plateau d’argent. Il finirait probablement mort, attaché à un poteau comme de la chaire à corbeau pour avoir désobéi, soit parce qu’elle céderait avant lui.
- Je suis tellement désolé. Mais vous n’aviez pas le droit, pas le droit de la prendre ainsi.
Il se leva d’un bond et regarda le ciel, fulminant de rage, et les yeux débordant de larmes. Il aurait voulu crever comme un chien, mais il savait qu’on lui réservait un sort beaucoup plus cruel. Si cela n’avait dépendu que de lui, il serait resté auprès d’elle, fuyant la colère des Dieux, vivant au jour le jour. Au lieu de ça, elle se retrouvait seule face à la violence du monde, simplement parce qu’il était animé par un pseudo sentiment patriotique, parce qu’en la sacrifiant ainsi, ce serait des milliers de vies qui seraient sauvé. Et encore, rien n’était joué. On dit que le cri du cygne avant de mourir est la plus belle des mélodies qu’on n’ait jamais entendues, et la plus triste aussi. Peut-être que celui de Rainy, son appel de détresse pouvait être interprété ainsi. Que ce voyage au-delà des flots signait l’arrêt de mort de sa douce amante. Peu lui importait les apparences, Peter finit par laisser éclater sa douleur – comme on perce un abcès purulent, avec dégoût et soulagement - et se mit à pleurer. Pleurer, pleurer et encore pleurer.
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Il y a beaucoup de larmes ce soir.Même si ses larmes semblent s’être taries, ses yeux restent encore très rouges. Même si elle a arrêté de s’égosiller, sa gorge la brule toujours ardemment. Même si elle parait anesthésiée, la boule de haine, d’amertume et de douleur ne cesse de grossir dans son ventre, compressant peu à peu sa poitrine. Même si elle est très affaiblie, elle aurait regagné la rive à la nage pour le retrouver. Parce qu’elle est terrorisée. Elle tient contre elle son sac à main. À l’intérieur : des mouchoirs brodés, un portefeuille, son passeport, un stylo, un coquillage et ce petit carnet à la couverture violette. Après avoir fini déshydratée par ces torrents de larmes, elle avait cherché un bout de tissu pour s’essuyer les joues. A la place, elle était tombée sur ce bloc. Avec à l’intérieur, une lettre. De qui ? À votre avis. Elle a hésité un long moment, l’observant sous toutes les coutures, devinant de ci de là des taches d’encre plus marquées que d’autres. Puis cette odeur enivrante de vieux parchemin, de cendres et de résine. Elle s’est finalement décidée à la lire, la dépliant avec délicatesse, de peur de la froisser, ou craignant peut-être qu’elle ne renferme une vérité, tel un baiiser volé. Son cœur battait la chamade, et elle se remit, contre toute attente, à pleurer comme une fontaine. Sur le coup de la colère, elle s’était approchée du bord, et avait voulu tout jeter à la mer. Mais un vieillard fort charismatique, surement un de ces gentlemen anglais, vint se poster à côté d’elle et lui dit d’une voix grave et un peu chevrotante.
- A votre place chère petite, je ne ferais pas quelque chose que je pourrais regretter plus tard.
Elle le regarda, il inclina légèrement son chapeau haut de forme et disparut dans les appartements. Elle se ravisa, repliant consciencieusement le message et le fourrant dans son sac. Saisissant son crayon, elle se mit à écrire devant les nuances orientales qu’offrait le crépuscule. Un souvenir en particulier lui revint, puis pleins d’autres. Mais elle peinait à trouver les mots. Le vent était comme une caresse, l’océan comme une musique. Le papier noircissait, lentement mais surement. Elle avait toujours eu, bien enfoui au fond d’elle, du talent pour l’écriture mais la contemplation de l’onde lui avait appris à dompter les mots, à jongler avec la syntaxe, avec une tendresse toute propre à cette amoureuse des flots. Elle se laissa peu à peu emporter par sa frénésie. Son cœur céda certains tourbillons de douleur à l’écume des vagues, son esprit entrant dans la valse lente des flots.