Un combat d'égal à égal [pour Azurite]

Une ombre furtive caressa la lisière de la forêt de sa forme vaporeuse. Elle se perdait parmi l'obscurité ambiante, et les grandes silhouettes sombres des derniers arbres. Elle ne faisait pas attention à la renaissance du paysage qui l'entourait. Pourtant, si elle avait levé les yeux, elle aurait vu les bourgeons qui paraient les branches autrefois nues des chênes, elle aurait vu les petites paillettes d'or et de Soleil qui habillaient d'élégance les mimosas, et elle aurait vu les fleur prématurées dans les buissons. Mais elle ne regardait pas la vie qui émanait du printemps naissant. Elle ne regardait rien d'autre que son chemin, tracé devant elle sans qu'elle n'ait jamais foulé aux pattes ce bout de territoire. Elle ne s'arrêtait pas aux bruissements familiers du renard, et faisait fi des gazouillis tendres des premiers oisillons. Les croquer à pleines dents et savourer leur chair douce et moelleuse serait pour elle un grand plaisir, mais elle avait encore mieux à faire. Oh elle sentait bien son ventre qui se plaignait d'être vide, elle n'avait pas mangé depuis le matin, mais elle s'en fichait, comme d'habitude. Le vent s'était levé dans la nuit, et avait même menacé d'arracher la tanière des guerriers, et d'emporter avec lui les chats qui y dormaient. Mélodie aurait peut-être préféré que ce fut le cas. Aujourd'hui était un triste jour pour elle. Sans doute le vent n'aurait-il pas épargné le poids de ses souvenirs, et aurait-il abrégé la ronde des secondes qui défilait et qui lui rappelait sans cesse ce qu'aujourd'hui pouvait signifier. Mélodie s'arrêta brusquement, et huma l'air.

Une bourrasque puissante lui fit perdre l'équilibre, et elle recula dans un buisson d'épineux. Le vent se calma quelques instants, puis reprit de plus belle. Sa complainte annonçait l'arrivée d'une tempête. Contrairement à la grande majorité des chats, Mélodie aimait ce genre de temps. En fait, elle adorait aller voir les arbres danser sous la direction de la pluie et des rafales. Et puis, la rivière était si belle quand elle faisait le gros dos! Le museau pointé vers le ciel, Mélodie prit une longue inspiration. L'air était chargé d'eau et de fraîcheur, et l'amoncellement de nuages ne faisait que confirmé l'arrivée imminente de l'orage. Le félin reprit sa route le long de la forêt, puis s'en éloigna, plongeant au cœur de la plaine. Les herbes lui chatouillaient les pattes et elle ne put s'empêcher de sourire. Elle commença à sauter par-dessus, essayant vainement de les éviter. Elle joua ainsi pendant un bon moment, sans prendre garde au peu de discrétion dont elle faisait preuve. Avant, son frère aurait été là pour le lui faire remarquer. Maintenant, elle était seule. Elle cessa son manège, et porta son regard sur l'horizon. Elle sentit un lapin non loin d'elle, mais elle ne suivit pas ses pas. Elle fut intéressée par une autre silhouette. Cette dernière se détachait à peine du couvert encore brunâtre des herbes. Néanmoins, Mélodie la vit, et la suivit du regard. Elle s'approcha lentement, comme hypnotisée par la fourrure fauve du chat inconnu. Elle avait l'impression de revoir un être familier, comme sortit d'un passé lointain et profondément ancré dans sa mémoire. Elle ne pouvait pas croire ses yeux, et laissa ses espoirs guider ses gestes. Lug? Rêvait-elle? C'était impossible. Sa gorge se serrait au fur et à mesure qu'elle approchait, comme si une main de fer se posait autour de son cou et serrait son étreinte doucement, comme pour faire durer le plaisir. Puis l'étau lâcha, et la vérité tomba comme une pierre sur son cœur.

Des pattes trop longues, une grâce trop féminine, des yeux trop bleus, ce n'était pas Lug. Où avait-elle encore laissé son bon sens et sa raison? Avait-elle donc décidé de laisser le champ libre à sa folie montante? Elle se renfrogna, et s'assit. L'autre chatte la vit et vint vers elle. Mélodie ne bougea pas. Pourquoi faire après tout, elle avait autant le droit qu'elle d'être ici. Ses yeux soutinrent le regard océan de l'inconnue. Sagement, celle-ci s'assit à son tour. Elles restèrent muettes pendant un temps qui sembla une éternité. Elles n'en étaient pas pour autant inactives, chacune d'entre elle scrutant avidement l'autre, comme pour y déceler la faiblesse à exploiter. Le crachin que Mélodie avait jusqu'alors ignoré se transforma en averse de pluie. Elle sentit son poil se coller contre sa peau, et réprima un frisson. Il commençait à faire froid par ici. Les herbes se couchaient sous le vent, et plus rien de protégeait le duel de regard que s'étaient lancé les deux chattes. Mélodie s'étira, puis se leva. Elle en avait assez d'être ainsi passive. Se lever aurait au moins le mérite d'accélérer la rencontre s'il devait y avoir une. L'étrange ressemblance de la chatte inconnue et de Lug l'avait d'abord bouleversée, mais cette émotion laissait maintenant place à la déception, puis à l'agacement. C'était bien sa veine, de rencontrer le sosie féminin de son frère le jour anniversaire de... Non. Elle arrêta ses réflexions. Elle posa son regard sur la chatte. Un regard distant, accusateur. Que faisait-elle là aussi, pourquoi avait-elle croisé sa route? Elle n'avait rien d'autre à faire que de courir par ce mauvais temps?

"Qui es-tu?

La voix claire de l'inconnue perça le silence qui avait régné en maître jusque là.

-Une imbécile qui hésite entre la folie et la lassitude. Railla Mélodie. Non en fait, juste une imbécile, du nom de Mélodie des Brumes. Et toi?"

Mélodie était à peine consciente de son attitude qui pouvait paraître étrange aux yeux des non habitués. Aux yeux de tous donc. Elle observait la chatte fauve avec un mélange de rancœur, de curiosité et de résignation. Lug...mais comment avait-elle pu croire un seul instant à son retour? Le Printemps ne faisait revivre que les arbres, Lug lui ne reviendrait plus, et elle avait peur d'être oublié par la renaissance, elle aussi.