Je n'en suis pas si sure [Éclats de Glace]

Eclats de Glace

J'ouvre doucement les yeux. Pendant un bref instant, je ne me souviens plus où je suis. Je ne comprends pas pourquoi j'entends des piaillements plaintifs. Je ne sais pas pourquoi mes pattes sont mouillées, pourquoi de grosses goûtes d'eau roulent sur mon pelage aux reflets bleuté. Puis, mon esprit se remet en route. Je suis toujours dans mon Clan. Je reviens d'une patrouille, où je me suis exercé à la nage, raison de mes poils humides. J'identifie rapidement les auteurs des cris aigus qui me dérangent. Les Chatons. Quatre sont nés dernièrement, et découvrent l'art gémissements. Cela ne m'énerve pas vraiment. Je suis aussi passé par ce chemin étrange, où j'ai découverts les mystères de la vie.



Que dois-je faire ? Ce que j'appelle orgueilleusement ma bonté d'âme me conseille de chasser. Le Tas de Gibiers n'est jamais trop plein, selon moi. Et puis, la neige arrivera bientôt dans la forêt, pour couvrir le paysage d'une fine couche blanchâtre. Les proies se réfugieront dans leur Terrier, pour tenter d'échapper à sa morsure gelée. Je me redresse, et sors tranquillement du Camp. Je rencontre quelques chasseurs, qui me saluent rapidement avant de reprendre leur courses. Où vais-je ? Bonne question. Je préfère laisser le choix de mon terrain de chasse au hasard. J'en profite pour réfléchir. Les nuages couvrent l'astre lumineux. Je peste un instant. J'aime particulièrement sentir sa douce chaleur sur mon pelage. Son regard éblouissant me surveille constamment, les beaux jours. Un grondement se fait entendre. Je ne réagis pas. Je connais ce son. Le Tonnerre. Une alerte. Un danger particulier arrive. Ce n'est pas une guerre, ou un incendie. C'est une tempête. Je m'en moque. Les félins du Clan de la Rivière sont différents. Aucun matou de ce groupe n'a peur de l'eau. Sur ce point-là, nous possédons un grand avantage sur les autres groupes qui habitent la Forêt. Je m'arrête brutalement. S'il pleut, les vibrations affoleront le gibier, qui se dispersera. Mes chances de faire d'innocentes victimes seront minces. Je grogne, comme pour me punir de mon manque de réaction. J'observe attentivement les alentours. Je suis dans le Paradis Floral, une Terre Libre. En temps normal, je seras en train d'admirer les fleurs multicolores qui poussent dans ce lieu. Mais je n'accorde pas le moindre regard à ce spectacle. Un grosse goûte d'eau s'écrase sur mon museau délicat. Un éclair parcourt le ciel, éclairant un instant les alentours. La pluie augmente. Je me retrouve rapidement trempé. Mes pupilles bleues s'orientent vers le spectacle dont je suis l'unique témoin. La boue couvre lentement les fleurs. Un fin ruisseau se forme à mes pattes, mélange de terre et d'eau. Le Paradis n'est plus le même sous la pluie. D'autres coups de tonnerres résonnent dans les bois. Je pense à me placer sous un rocher, pour m'abriter de la pluie. Cependant, je ne bouge pas. Une autre idée, plus tentante, apparaît dans mon esprit. Je vais retourner au Camp.



Je fais une dizaine de pas. Extérieurement, je suis étonnement calme tandis que le monde se révolte autour de moi. Intérieurement, j'ai presque peur. Les Chatons sont-ils tous dans leur Tanière ? Les Reines les réconfortent-elles ? Je secoue vivement la tête. Je ne dois pas me préoccuper de cela. Ma générosité doit avoir des limites. Soudain, je sens une odeur étrange. Bien plus épicée que celle de mon Clan. Une image apparaît dans mon esprit. Un marais. Mais c'est impossible. Il n'y en a aucun dans les environs. Puis, je comprends. Un autre matou se trouve dans cette Terre Libre. Un félin de l'Ombre. Je réprime une grimace, et change de direction. Je ne crains pas l'orage. Cependant, ce ne doit pas être le cas de cet autre chat. Qui est en fait une femelle au pelage de cendre. L'inconnue oriente son magnifique visage vers moi, et ouvre ses paupières, révélant ses mystérieuses pupilles, qui ressemblent étonnement aux miennes. Une couleur brumeuse, qui semble hésiter entre le gris et le bleu. Je me sens idiot devant elle. Que vais-je lui dire ? Je n'en ai pas la moindre idée. Pourtant, j'ouvre la gueule, et parle.

-... Salut.

Je suis stupide. Non. Ce n'est pas suffisamment fort pour me décrire. Idiot, imbécile, débile conviennent mieux. Avec quelques centaines de "vraiment" devant chacun de ces mots. J'aimerai me cacher derrière un arbre, et partir en courant. Mais aucun tronc ne se trouve assez près de moi pour cela. Je n'ai plus qu'une chose à faire. Attendre.


|Vraiment désolée du retard x)|

Et c'est ce que je fais. J'attends. Une réponse, un rejet, un sourire. Une réaction de la part de la féline qui me fait face. Mais cette dernière ne fait rien. Le silence devient pesant. Le regard de l'inconnue me parcourt. Me détaille. Je suis quelque peu gêné par cette analyse de mon être. Elle s'attarde longuement sur mes yeux. Que pense-t-elle de ce bleu brumeux qui apporte une touche de mystère à mon regard ? Je n'en sais rien. L'attention de l'étrangère est maintenant sur mon pelage blanc. La luminosité fait apparaître des reflets bleutés, qui renforce l'aura particulière de ma personne. Enfin, après de longues minutes d'attente, j'aperçois un discret changement dans l'attitude de la chatte. Elle semble revenir à la réalité. Mais où se trouvait-elle auparavant ? Existe-t-il un monde autre que celui-ci, connu uniquement de certains félins privilégies ? Encore une fois, mon esprit particulièrement ouvert ne trouve aucune réponse à ces questions intérieures.

- Euh... Salut ! Hum... Euh... Il pleut fort. Tu peux venir t'abriter à côté de moi, si tu veux.

En effet. L'eau dégouline le long de mon corps svelte. Cependant, étant un membre du Clan de la Rivière, la pluie ne me dérange pas. J'aime sentir sa fraîcheur parcourir mon pelage. J'ai l'impression que ce liquide incolore m'apaise, et m'aide à réfléchir. Pourtant, je ne trouve pas les mots. Je n'arrive pas à refuser cette invitation. J'avance. Je fais un pas. Puis un autre. Et rapidement, j'ai la tête sous les branches épaisses de l'arbuste, aux côtés de l'inconnue. De l'ennemie. Un sentiment étrange apparaît au fond de mon être. La honte. J'ai particulièrement honte de mon comportement. J'aurais dû repousser cette féline, membre d'un groupe opposé au mien. J'essaie vainement de me convaincre que mon acte ne ressemble en rien à une trahison. Que ce n'est que la galanterie qui m'anime. Mais je n'y arrive pas. Ce n'est pas une quelconque gentillesse qui m'a entraîné vers mon interlocutrice. C'est la curiosité. Je suis intrigué par cette féline. Je ressens un besoin incalculable de la connaître. De la comprendre. Je veux absolument parler avec elle. Le sujet m'importe peu. Mon désir est simplement d'entendre sa voix. C'est idiot, puéril, sans intérêt. Mais c'est aussi une tâche importante pour moi. Je n'en connais pas la raison.

- Prends ça pour un oui.

Peut-être ai-je été brusque. Mon ton a sans doute été quelque peu violent. Je n'en sais rien. Je suis étonné par sa réaction. Un sursaut discret, sans la moindre gêne. Ses sentiments se lisaient aisément dans ce mouvement si naturel. Elle ne pensait pas entendre cette voix si sèche sortir de ma gorge. Ce n'est pourtant pas mes intentions. Je voulais simplement que l'inconnue ne soit pas méfiante. Je pensais que cette féline d'un Clan opposé puisse sentir cette pointe de malice dans ma voix. Je fronce soudainement les sourcils. Peut-être est-ce cette décontraction qui a surpris mon interlocutrice. Un sourire se dessine lentement sur mon visage brumeux. Encore une fois, je n'en sais rien. Et je ne le comprendrais certainement jamais. Je ne ressens pas le besoin de me glisser sous le buisson aux côtés de l'inconnue. Pourtant, je ne veux pas faire de peine à cette étrangère. Je me faufile avec grâce entre les branches ruisselantes de pluie, et m'allonge près de la chatte grise. Une longue minute de silence pesant passe lentement. Puis une autre. Mes poils, encore trempés, collent mon corps svelte. N'aimant pas cette sensation, je m'ébroue vivement. De nombreuses gouttelettes volent un instant, projetées en tout sens par ma faute. Certaines se posent avec délicatesse sur la féline. J'arrête immédiatement ce mouvement répétitif. Cependant, l'inconnue ne semble pas sentir la fraîcheur de cette eau tombée du ciel. Mon regard se pose lentement sur son corps. La couleur de son pelage ressemble fortement à la mienne. Cependant, ses yeux sont bien plus foncés que les miens. Une aura harmonieuse entoure cette étrangère. Un nouveau sentiment s'empare jalousement de mon cerveau. Je suis intrigué. Considérablement intrigué.


Je m'attends à ce qu'elle se détourne. Qu'elle m'interrompt dans mon analyse de son être. Cependant, son visage angélique pivote légèrement, comme une invitation à l'observer davantage. Son regard noir me semble infiniment profond. Il est semblable à un gouffre sans fond, menant vers un monde obscur et ténébreux. Je suis étonné par cette couleur ébène, et m'en approche légèrement. Etrangement, la féline ferme les paupières, m'empêchant de les admirer. Elle semble... confuse. Sans doute à cause de mon geste. Je m'écarte rapidement de l'inconnue, et contemple la pluie. Les gouttelettes, coulant lentement le long des fines branches des buissons. Les minuscules animaux cherchant vainement un abri. Les flaques, grandissant doucement. La terre, devenant peu à peu une boue brunâtre.

- Hum... je suis désolée. Je ne peux pas m'empêcher de dévisager les autres. Je suis Plume d'Amour.

Je souris, hésitant. Que dois-je faire ? J'observais cette féline. Pourtant, elle me présente ses excuses pour le même acte. Est-ce une manière polie de me faire comprendre qu'elle attend des excuses distinguées pour cette intrusion dans son intimité ? Peut-être. En tout cas, je connais maintenant son nom. Plume d'Amour. L'image contenue dans cette appellation est splendide.

- Ce n'est rien. J'ai aussi cette habitude. Mon nom est Eclats de Glace.

Le silence s'installe doucement. Je ne vois pas la moindre émotion sur son visage. Les minutes passent lentement. Une sorte de gêne prend place. J'entends parfaitement les bruits mélodieux des oiseaux fuyant la pluie. Les flaques devenant de minces ruisseaux. Je glisse discrètement la patte en dehors de mon abri de fortune. De multiples gouttes d'eau viennent immédiatement dessus, mouillant mes poils grisâtres en quelques secondes. La fraicheur réconfortante des gouttelettes que seuls les membres de la Rivière arrivent à apprécier me redonne une confiance totale en moi. Mes inquiétudes puériles disparaissent rapidement, laissant place à un calme absolu. Je sursaute lorsqu'un flocon se pose sur ma patte. Il fond rapidement, et je ne peux ressentir plus longtemps la paix intérieur que cela pourrait me procurer. Heureusement, d'autres retombent de nouveau. J'aimerai rire devant ce spectacle de la première neige. Mais j'ai peur de gêner Plume d'Amour. Alors, je ne dis rien, et retiens mon bonheur à l'intérieur de mon être.


Mon regard amusé se tourne vers la féline au pelage semblable à de la brume. Elle observe une feuille brune, flottant sur une flaque. Ses yeux semblent voilés, comme si elle voyait un autre univers, connu d'elle seule. Elle semble... heureuse. Et quelque peu abattue. J'aimerai réconforter ma compagne d'infortune, et comprendre la raison de sa tristesse. Cependant, je n'ose pas. Elle pourrait prendre cette attention comme une marque d'affection, ce qui, à ses yeux, ne pourrait que représenter deux actes. Une tentative de d'approche afin d'obtenir des renseignements sur son Clan. Ou un simple désir de tester son pouvoir de séduction sur une inconnue. Je tente vainement de de former une question banale à propos de cet abattement soudain. Soudain, Plume d'Amour se détourne de la fleur, et oriente sa magnifique tête grisâtre vers moi. Elle entrouvre la gueule, me laissant apercevoir sa petite langue pâle glisser sur ses crocs blancs. Un geste de chasseur. Sa voix cristalline résonne dans la forêt. Je frissonne, impressionné par la pureté de son ton.

- Tu es de la Rivière, n'est-ce pas ?

Est-ce mon odeur particulièrement proche de celle du poisson ou mon amour pour l'eau qui l'a mise sur la voie ? Je n'en sais rien. Et comment pourrais-je le découvrir ? Ce n'est pas si important. Je souris légèrement, faisant voir ouvertement mon amusement face à une telle question. Puis, à mon tour, je prends la parole, rompant le silence pesant qui menaçait de revenir.

- Oui, c'est exact. Et toi, tu es au Clan de l'Ombre.

Comment sais-je cette information ? Aucune idée. J'en suis pourtant persuadé. Tellement que ma voix s'est éteinte sur les derniers mots, suggérant habilement que cette phrase n'était pas une question.