#. Corvée

Petite Voile poussa un grognement étouffé.
Cela faisait quatre jours qu'elle était de corvée de « nettoyage ». Quatre jours insupportables, à se lever aux aurores, à subir les enfantillages des anciens et à arracher les tiques de leurs pelages miteux. Elle trouvait la punition bien excessive pour une petite escapade interdite. Mais on ne plaisantait pas avec les règles du Clan.
Elle saisit délicatement la mousse gorgée de bile de souris et s'éloigna au petit trot, pressée de terminer l'immonde tâche que lui valait ses désobéissances. Plus vite la corvée serait expédiée, plus vite elle pourrait s'en aller.
Les anciens étaient vautrés sur le sol comme de vieux morses graisseux, discutant du temps où les chats des Clans étaient encore à Cerf-Blanc. Le débat ressemblait davantage à un dialogue de sourd, d'ailleurs, car chacun criait ce qu'il avait à dire sans se préoccuper de son voisin. Petite Voile serra les dents, agacée. On aurait dit le mix d'un concert de hard-rock et d'un CD de la Castafiore. De quoi rendre dingue le plus avisé des chatons.
Elle manqua de s'étrangler : la bile de souris avait vraiment un goût horrible, et son geste d'humeur en avait fait pénétrer davantage dans sa bouche. L'un des vieux éclata de rire, et Petite Voile sentit ses poils se hérisser sur sa nuque.
« Vieux idiot », pensa-t-elle avec dégoût.
Elle se dirigea vers lui, remarquant au passage que c'était le dernier de ses « patients ». Son rire continuait de résonner à ses oreilles. Une idée se profila dans l'esprit de la jeune chatte ; un sourire amusé flotta sur sa bouche.
« Tu ne perds rien pour attendre... »
Elle fit signe à l'ancêtre de se mettre sur le ventre, ce qu'il fit avec une lenteur calculé. Pour une raison inexpliquée, cet imbécile ne l'aimait pas. La plupart des anciens l'adorait, charmé par son sens de la répartie et sa bonne humeur. Il était le seul à la traiter comme une pauvre petite caca. Il allait le payer cher. Oh que oui...
Elle entreprit d'arracher les plus grosses tiques, laissant les autres pour plus tard. Elles étaient trop petites pour qu'une chatonne de son âge est une chance de les enlever. De nouveau, elle fit signe au matou de se retourner. Grommelant des insultes entre ses dents serrées, ce dernier s'exécuta. Petite Voile réitéra l'opération, sourde aux jérémiades du débris, puis laissa échapper un soupir soulagé. Elle avait fini ! Restait maintenant à appliquer son plan...
-Tu as soif, non ? demanda-t-elle à son patient, tâchant de cacher la jubilation qui perçait dans sa voix.
Le gros chat la dévisagea comme s'il la découvrait pour la première fois.
-Ma fois, c'est bien vrai, miaula-t-il d'un ton surpris. Aurais-tu donc développer ton intellect à mon contact ? reprit-il de son habituelle intonation cynique et hautaine.
« Plus que tu ne le crois... »
-C'est possible, maître, ronronna-t-elle en plissant ses beaux yeux verts.
-Maître ? répéta-t-il, visiblement enchanté du surnom. Voilà qui me plaît. Je t'ai peut-être mal jugée, après tout.
Un éclat espiègle s'alluma dans le regard de la chatonne.
-En êtes-vous sûr ?
Le laissant méditer seul un instant, elle s'éclipsa, sans pour autant oublier de ramasser la bile de souris au passage. Elle se dirigea ensuite vers les ballots de feuille que le guérisseur du Clan laissait à l'intention des guerriers à l'entrée du camp, et s'en chargea. Un petit ruisseau glougloutait non loin ; elle eut tôt fait de remplir le récipient. Elle jeta un regard à droite, puis à gauche, et, s'étant assurer qu'elle était bien seule, puis glissa quelques gouttes de l'amer liquide dans l'eau. Satisfaite, elle reprit son chargement, elle l'emmena au grincheux. Il accueillit sa venue avec un feulement exaspéré.
-Tu en as mis, du temps, dis-donc !
-Vraiment ? dit Petite Voile. Je suis désolée. J'ai croisé un chasseur en chemin, et nous avons bavardé quelques minutes. Il m'a demandé de le rejoindre au plus vite. Désolée, mais je dois filer !
Lorsqu'elle fut sûre d'être suffisamment loin, elle se laissa aller au rire. Quel débile ! Elle mourrait d'envie de voir sa tête. Prudente, elle avança à petits pas, sans toutefois cesser de glousser. Elle observa avec un malin plaisir son ennemi crachoter en hurlant des injures à son encontre, cependant que les autres anciens ricanaient ou se moquaient. Aucun d'entre eux ne vint prêter secours à la victime.
Ravie de son tour, elle s'éloigna à pas de loup, et tomba nez à nez avec une jeune chatonne de son âge. Surprise, elle sursauta.
-Waah, tu fais peur, hé ! T'es qui ? Je t'ai encore jamais vu dans les parages, s'écria-t-elle, encore sous le coup de l'émotion.
Puis, plus calmement :
-Moi c'est Petite Voile. Ravie de te rencontrer... ?

Petite Voile dévisagea la chatonne qui lui faisait face. À peu près de son âge, elle arborait une mine fière et hautaine, renforcée par son magnifique pelage argenté, paré de mille reflets sous le soleil matinal. L'inconnue répondit, avec une assurance que témoignait son apparence :

-Petite Voile? Moi c'est Petite Fraise!

D'un point de vue strictement professionnel, le patronyme « Petite Fraise » ne lui allait pas vraiment. La couleur de sa fourrure, ses yeux... rien ne s'accordait avec le fruit printanier. Cependant, la chatonne se garda bien de lui faire remarquer, et répondit à sa présentation par un grand sourire complice. D'un naturel plutôt social et ouvert, elle n'allait pas se laisser rebuter par un nom discordant.
Petite Fraise jeta un coup d'œil par dessus l'épaule la petite, l'air amusé par la mascarade de l'ancien.

-Qu'est ce que tu lui as fait ?!

Le sourire de Petite Voile s'élargit en repensant à son exploit. Certes, cela lui vaudrait encore plusieurs jours de punition, mais le jeu en valait la chandelle. Elle haussa les épaules avec désinvolture, alors qu'en vérité, elle bouillait de clamer ce qu'elle avait fait partout dans le camp. Elle s'assit, tentant d'imiter le maintien royal de la chatonne, sans vraiment y parvenir.

-Oh, rien de spécial ! Un peu de bile de souris dans de l'eau fraîche, quoi de mieux pour commencer la matinée ?

Un petit rire lui échappa. Elle se sentait forte, confiante.

-Bien sûr, le vieux c*n va tout rapporter à notre lieutenant... Mais je m'en fiche ! Il m'a vraiment trop saoulé, avec ses remarques débiles...

Elle avait conscience de se comporter comme une petite peste arrogante – ce que, il faut avouer, elle était encore, à l'époque –, mais c'était plus fort qu'elle. Ce fut à son tour de remarquer le malheureux chaton que Petite Fraise avait apostrophé tout à l'heure. Intriguée par ses oreilles tombantes et ses petits yeux pleins de larmes, elle pencha la tête sur le côté.

-Qu'est-ce que tu lui as fait, à ce pauvre gosse ? Il est tout chamboulé !

Malheureusement, la réponse se perdit dans le hurlement de rage de l'ancien, qui fonçait cahin-caha vers elles (« fonçait » était d'ailleurs un bien grand mot ; un escargot asthmatique et enchaîné serait aller plus vite). Elle bondit sur ses pattes, pestant intérieurement contre le manque d'humour de l'ancêtre. Quelques guerriers, alertés par les vociférations de la victime, sortirent de leur Tanière en trombe, croyant certainement à une attaque. L'un d'entre eux s'exclama :

-Mais que se passe-t-il, ici ?
-Ce qu'il se passe ? S'écria l'ancien, bavant de fureur (avec le temps, on oublie les bonnes manières, que voulez-vous ?). Il se passe que cette sale petite teigne m'a donné à boire de la bile de souris ! Ah, la perfide ! Mais je vais lui apprendre, moi ! Lui apprendre la vie à coup de latte dans la MACHOIRE, voilà ce qu'il lui faut ! Ça fait des jours qu'elle me pourrie la vie ! Mais cette fois j'en ai marre ! Quand j'en aurais fini avec elle, je lui ferais passer l'envie d'embêter les vieux comme moi ! Oh oui ! Elle rentrera dans sa pouponnière le derrière en sang, croyez-moi ! Ce n'est pas parce que je ne suis plus en âge de me battre que...

Etc, etc... Le monologue se poursuivit ainsi durant de longues minutes. Petite Voile reculait précipitamment, sentant monter en elle le besoin de se faire la malle, mais un chasseur lui barra la route. Ses oreilles se collèrent sur son crâne, et elle lui adressa un sourire penaud. Loin d'être attendri, le matou gronda, et un vent glacial agita le pelage écaille-de-tortue de la chatonne.
Dix minutes plus tard, elle s'en tirait avec une semaine de plus au service des anciens, et avec la certitude que jamais elle ne serait apprentie. Un soupir lui échappa cependant qu'elle revenait vers Petite Fraise. Elle ignorait complètement ce qu'il était advenu de sa nouvelle amie lors de son sermon, mais elle se savait trop en colère pour lui demander. Son orgueil blessé mettrait de longtemps à se remettre, et ça, elle ne le supportait pas.

-Non mais tu les as vu ? Cracha-t-elle en regardant les guerriers qui s'éloignaient. Tous les mêmes ! Des pauvres débiles à la solde de ce con*ard d'ancien ! Mais c'est pas possible ! Qu'est-ce qu'ils ont contre moi, à la fin ?!

Elle se laissa choir sur le sol comme un sac de pommes de terre, songeant vaguement à commencer une grève de la faim pour bien faire comprendre à ces imbéciles l'injustice dont elle était victime. Elle reporta son attention sur Petite Fraise.

-Et toi ? Ils t'ont dit quelque chose ?

Petite Voile lécha délicatement sa fourrure poussiéreuse, méditant sa nouvelle punition et attendant – tout à fait accessoirement – la réponse de Petite Fraise, lorsqu'une nouvelle chatonne fit son apparition. Âgée d'environ deux lunes de plus que les deux petites, le poil marron strié de noir, ses grands yeux émeraudes les regardaient avec inquiétude. Comme si elle se préoccupait de leur sort ! La gamine écaille-de-tortue poussa un petit grognement dédaigneux ; ce n'était pas son genre de témoignait du respect envers ses ainées. Elle s'attaqua plutôt à un nœud particulièrement coriace, espérant secrètement que l'apprentie passerait son chemin. Son nom lui revint en mémoire alors qu'elle s'arrêtait devant elle. Nuage des Landes. Petite Voile interrompit sa toilette, et la toisa d'un œil mauvais.

-Bonjours Petite Voile, pourquoi as-tu fais cela, que t'avais fait l'ancien pour que tu le lui fasse payer de telle manière ? Et toi Petite Fraise que faisais-tu là?

Petite Voile poussa un soupir exaspéré. Qu'est-ce que ça pouvait lui faire ? Pourquoi fallait-il toujours que les autres se mêlent de ses affaires ?

-Oh, je t'en prie, s'exclama-t-elle en levant les yeux au ciel. Je n'ai pas besoin non plus que tu me fasses la morale ! Cet idiot est insupportable, il fallait bien que quelqu'un lui fasse comprendre, non ?

Elle cracha par terre, parfaite dans son rôle de petite racaille des bacs à sables. Percevant toutefois la gentillesse de la novice, elle s'adoucit. C'est vrai qu'elle n'avait pas était maligne. Mais, que voulez-vous, on ne change pas. Impulsive et impatiente comme elle était, il lui aurait été difficile d'ignorer les simagrées de l'ancien.

-Il l'a bien cherché, tu sais, reprit-elle plus doucement. Il n'avait qu'à pas me traiter comme la dernière des m*rdes sur cette Terre. Mais toi, que fais-tu ici ? Je croyais que les apprentis suivaient leur mentor comme leur ombre ?

Techniquement, ce n'était pas vrai : il fallait aussi que les novices volent de leurs propres ailes et prennent des initiatives. Mais Petite Voile était passée maître dans l'art de se moquer des gens. Son ironie était un talent dont elle était fière, même si cela avait pour conséquence de la faire passer pour une insolente gamine trop gâtée. Elle se leva avec agilité. S'étira. Le doux soleil de fin de matinée caressa son museau frémissant ; elle huma l'air avec délice. Le printemps était à présent bel et bien là, pas de quoi s'attarder sur son sort ! Un ronronnement échappa à la chatonne tricolore, qui leva les yeux vers le ciel indigo. L'astre du jour lui rendit son regard, indifférent, brillante divinité régnant sur le royaume du ciel.

[Désolée, pas vraiment d'inspi T_T]