X. Hate [Pv]

Pour la millième fois de la journée, Étoile Funèbre soupira. Par l'Enfer, qu'avait-elle fait pour mériter une bande d'imbéciles pareils ? Incapable d'exécuter un ordre, pourtant des plus élémentaires, sans tergiverser pendant cinq lunes. D'un geste de la queue, elle congédia les deux guerriers qui l'accaparaient depuis près d'une heure. Ils s'éloignèrent rapidement, visiblement conscients de la gêne qu'ils occasionnaient. La meneuse noire les suivit du regard pendant encore quelques minutes puis retourna dans sa tanière. L'hiver avait étendu son long manteau même par delà la protection des arbres, recouvrant petit à petit le sol dans un linceul blanc. La neige, épaisse d'une bonne vingtaines de centimètres en dehors des sentiers, était tassée en un bloc compact au sein du camp, ce qui n'empêchait pas le froid de mordre sauvagement les rares félins osant s'aventurer à l'extérieur.
Son lieu de résidence était une large grotte spacieuse, au parterre de terre battue, spatialement aménagé d'une litière de mousse et de feuille. Rien de bien extravagant. Pourtant, elle s'y plaisait, sans doute pour la solitude et le détachement que cela provoquait vis-à-vis des autres membres de la tribu. D'un pas lourd, Étoile Funèbre s'approcha de sa couche et s'y roula en boule. La journée n'avait pas été facile, mais elle touchait à sa fin. L'étoile factice tomba aussitôt dans les bras de Morphée.

La lumière blafarde de la pleine lune éclaire chichement le sol recouvert de cailloux aussi pointus que nombreux. Éclaire chichement les ossements livides s'étendant à perte de vue.
Un frisson parcourt son dos. Ce lieu ne ressemble à aucun autre. Trop sombre malgré la lumière, trop dangereux malgré l'absence de vie, trop macabre malgré le murmure de la brise. À cause du murmure de la brise.
Est-ce vraiment un murmure ?
Insidieux, ravageur, langoureux, caressant, il se glisse dans ses oreilles, frôle son corps, déchargeant en elle une effroyable sensation de vide et d'étourdissement. Des milliers de voix résonnent dans sa tête. Cris de douleur, cri de rage ou de désespoir. À l'image du paysage. À l'image d'elle-même.
Elle secoue la tête. Le murmure se fait plus fort, plus insistant. Le ton monte. Les cris deviennent hurlements. Hurlement reprit par la meneuse. Le murmure est une spirale, une spirale métapsychique visant le but de la rendre folle. Aspirée par la spirale, elle ne peut rien faire. Ni bouger. Ni pleurer. Ni supplier.
Prisonnière de son propre corps. De son propre esprit.
Prisonnière.
Puis le murmure s'écarte. S'éloigne. La laissant pantelante, l'échine parcourut de frissons d'épouvantes, le cerveau en ébullition. Attendant son heure.
Étoile Funèbre se relève lentement. Ses pattes tremblent, ses yeux aussi froids que la glace papillonnent autour d'elle, mais l'attaque ne vient pas. Pourtant, ancrée au fond d'elle, la certitude que ce n'est pas fini.
Le murmure n'était que le début. Un prélude atroce l'avertissant que l'heure du jugement a sonné.
Comme en réponse à cette prise de conscience, l'intensité lumineuse de l'astre lunaire atteint son apogée, englobant bientôt l'ensemble du paysage, le dévoilant ainsi complètement à la fausse meneuse. C'est un immense désert de roches et de sable gris, parsemé çà et là par d'étranges et inquiétants autels d'os. Étoile Funèbre note également la présence d'un fleuve, large d'une bonne vingtaine de mètres, fendant la morne étendue plate comme si la hache d'un géant s'était abattu dessus. Un fleuve rouge sang.
La peur serre la gorge de la vieille chatte. Dans sa vie, elle avait eu l'occasion de voir nombre de choses affreuses, et en avait même accompli plus souvent qu'à son tour. Mais rien, absolument rien n'égalait le spectacle s'étalant sous ses yeux ébahis.
Tout à son étonnement, elle oublie un bref instant le murmure et sa peur, manquant ainsi l'arrivée des Félins des Étoiles.
Sortant des rayons de lune comme des démons d'une faille des enfers, ils semblent voler au-dessus de la Terre, sombres anges gardiens venus des abysses. Ils se posent sur le sol avec la légèreté d'un rêve, sans que leurs pattes laissent une empreinte dans le sable. De leur démarche gracieuse, ils encerclent la chatte noire, qui se rend compte du danger une seconde trop tard. Elle se retourne vivement, les yeux écarquillés. Déployés en un large cercle, les guerriers de jadis la fixent de leurs prunelles brulantes, nimbés d'un halo de poussière de lune argenté.
Le murmure revient brusquement à la charge. Plaque l'usurpatrice au sol par sa puissance. Luttant de toutes ses forces contre l'offensive, elle se relève tant bien que mal, juste à temps pour voir une chatte se détacher du rang et s'approchait d'elle. Son cœur rate un battement lorsqu'elle la reconnaît.
Étoile du Sud.
Sa grande rivale. L'ancienne meneuse du Clan de l'Ombre, tombée sous ses coups lors d'une déloyale embuscade. Alors ainsi, le Clan des Étoiles l'a accueillit en son sein... L'impression d'avoir été trahit l'étreint brusquement. Elle a voué sa vie au succès de son Clan, et cette faiblarde, incapable de voir plus loin que son petit confort, trône sur l'assemblée des félins en digne chef. Colère et incompréhension se bousculent dans sa tête.
« Un rêve. Ce n'est qu'un rêve », se répète-t-elle inlassablement.
Sans vraiment y croire.
La voix de la chatte brune lui parvient comme à travers un filtre. Pure, cristalline et douce comme une caresse. Caresse trompeuse. Aussi douloureuse qu'une morsure.

- Tu sembles surprise de te retrouver ici, Mélodie Funèbre, commence-t-elle avec un sourire. Tu ne t'y attendais pas ? Tu croyais que le Clan des Étoiles te laisserait détruire l'équilibre entre les tribus aussi facilement ?

La meneuse noire crache sur le sol, le cœur flambant sous une nouvelle poussée de haine. Le murmure disparait, balayé par sa rage aussi facilement qu'une fétu de paille devant une tempête.

- Je m'appelle Étoile Funèbre, maintenant, Étoile du Sud, que cela te plaise ou non.

Le sourire de cette dernière s'élargit.

- Crois-tu ? Je pensais pourtant que tes neuf vies t'avaient été refusées... Ainsi que ton nom. Tu n'es pas digne de diriger le Clan de l'Ombre, Mélopée Funèbre. Je croyais que tu l'avais compris. Tu as fait passé ta personne avant la tribu.

- Je ne pense pas, non. Si j'ai agis ainsi, c'est pour le Clan, justement. Je l'amènerais plus haut qu'aucun Clan n'est jamais allé, et nous régnerons sur les Nouvelles Terres en maîtres incontestés ! Je suis née pour ça, tu comprends ! C'était ma destinée de devenir chef ! Dussé-je en mourir, j'accomplirais mon destin !

La guerrière divine secoue la tête, l'air peiné.

-Tu aurais pu, effectivement, devenir meneuse. Mais... ce que tu ne comprends pas, c'est que la guerrière pour qui étai prévu ce glorieux avenir est morte il y a des années. Au même moment que ton frère.

-Ne dis pas n'importe quoi, s'emporte la traitresse. Je n'ai pas changé !

- Bien sûr que si. Au moment même où tu as juré de te venger, tu étais perdue, Mélopée Funèbre. Et ton âme nous a rejoint il y a bien longtemps déjà.

Une autre femelle s'avançe alors. Jeune, fine et musclée, aux yeux aussi profonds que l'océan et au sourire moqueur. Elle-même, avec cinq ans en moins. Symphonie d'Espoir.
La chatte au pelage aussi noir que l'ébène incline doucement la tête, puis recule. Son apparition, aussi brève qu'inattendu, ébranle fortement l'usurpatrice. Elle détourne brusquement le regard.

- Ce ne sont que des sornettes, grogne-t-elle, un trémolo dans la voix. Des balivernes. Je n'y crois pas.

- Crois-tu ? Il est encore temps de faire machine arrière, Mélopée Funèbre. Sauve ton Clan. Sauve ton âme !

- Je croyais que mon âme avait déjà rejoint le Clan des Etoiles, réplique la femelle en éclatant d'un rire fou.

- Écoute-moi...

- Non ! hurle-t-elle en se jetant sur Étoile du Sud, toutes griffes dehors. Je suis qui je suis, tu m'entends ! Et j'accomplirais ma destinée !

Sa patte se perd dans le vide. Aussi vive que l'éclair, l'ancienne meneuse s'est esquivée, se retrouvant comme par magie dans son dos. Un coup à l'échine coupe le souffle à Mélopée Funèbre, qui s'effondre.

- Je pensais que tu choisirais la rédemption, Mélopée Funèbre. Du moins, je l'espérais. Mais je me suis trompée. Tu es vraiment corrompue jusqu'à la moëlle...

Elle recule d'un pas, sans pour autant que sa rivale bouge d'un poil. La chatte noire se sent étonnamment vide, comme exempte de sensations. Seules, dans sa tête, résonnent les mêmes paroles. « Mon destin, mon destin, mon destin... ».

- Nous ne pouvons donc te laisser continuer ainsi, reprend la voix d'Étoile du Sud, répercutée à l'infini par les autres félins. Et la mort ne pourra être que ton unique délivrance. Alors...

Une nouvelle fois, la lumière lunaire jaillit, perforant cette fois les yeux de la femelle ébène comme des lames. Un hurlement de douleur lui échappe, puis elle se sent tomber, tomber...
La voix de sa rivale continuait de résonner dans sa tête.
Empreinte d'une tristesse infinie.

Étoile Funèbre se réveilla en sursaut.
Son corps était perclus de courbatures, une odeur de cendres et de sang souillaient sa bouche, mais à part ça, elle semblait indemne. Nul souvenir du murmure dans son esprit ou de la déchirante douleur qui avait traversé ses yeux juste avant qu'elle ne quitte le désert maudit.
Elle ouvrit les yeux. Regarda autour d'elle.
Voulut regarder autour d'elle.
Le monde se résumait à une bulle de néant. Noir. Partout. La terreur s'empara à nouveau d'elle.
« Où suis-je ? Le Clan des Étoiles m'a-t-il transporté dans une autre dimension ? Est-ce cela leur punition ? »
Mais autour d'elle résonnaient les habituels bruit du camp. Les odeurs étaient exactement les mêmes. La prise de conscience se fit sans douceur.
« Aveugle. Je suis aveugle, réalisa-t-elle brusquement. »

Elle se précipita dehors, un rugissement de rage roulant au fond de sa gorge. Elle sentit le regard de ses pairs se fixaient sur elle, ahuris et perplexes devant cette crise de démence. Elle ne s'en soucia pas. Rejetant la tête en arrière, elle cria à l'intention du ciel :

- Je te maudis, Clan des Étoiles ! Puisse le Chaos détruire ce que tu as toujours défendu !

[Je me suis permis de jouer Etoile du Sud, j'espère que ça ne te gêne pas...]